Pierre Bernardini et André Lancteau sont deux retraités bénévoles. Adhérents de l’Addeva 93, ils suivent des dossiers de victimes de diverses usines Renault et Chausson. Plusieurs actions en faute inexcusable de l’employeur viennent d’être gagnées récemment. Ces victoires judiciaires ne sont pas le fait du hasard. Elles sont le fruit d’un long travail, patient et méthodique pour monter des dossiers solides, documenter les expositions à l’amiante au poste de travail recueillir des attestations, prouver la responsabilité de l’employeur qui connaissait le danger et n’a pas pris les précautions nécessaires.

Quelle a été votre première bataille ?

Pierre : C’était en 1992. à Billancourt. L’atelier de traitement thermique était vendu avec ses salariés. On leur a fait déménager sans précaution une cave où il y avait des tonnes de matériaux amiantés. Avec la CGT, nous avons engagé une action pour mise en danger d’autrui. Le tribunal a reconnu la faute de l’employeur, mais a déclaré l’action prescrite. C’est parti de là. Nous avons créé une association Renault. Quand l’usine a fermé, nous avons demandé à l’Addeva 93 de nous accueillir et de nous aider.

André : Au Centre technique Renault de Rueil (CTR), cela a commencé en 2000. Nous avons fait une enquête sur les cancers avec un questionnaire. Vers 2002, nous avons créé un collectif contre l’amiante. Quand un de nos collègues est décédé nous avons sorti un tract   : «  Nous voulons savoir ».
La hiérarchie a répondu qu’il était fumeur....

Vous avez travaillé séparément., puis ensemble...

Pierre : En 2006 nous avons créé un collectif inter-usines et tenu des réunions. En 2007, nous avons créé un blog.

Y a-t-il beaucoup de victimes chez Renault ?

Pierre : Il y en a dans toutes les usines du groupe.

André : L’usine de Rueil était un centre d’études avec une majorité de techniciens et d’ingénieurs. Il y a parmi eux des victimes. Eric par exemple était magasinier et travaillait avec les bancs moteurs pour des essais et de la maintenance au contact des embrayages amiantés. Il est mort en 2005 d’un cancer bronchopulmonaire. Il avait 45 ans.
Il a fallu se battre pendant quatre ans pour que sa maladie soit reconnue et que son épouse et ses enfants puissent être indemnisés.
Nous avons fait reconnaître la faute inexcusable (F.i.) par le Tass d’Evreux, puis saisi la cour d’appel, car l’indemnisation était insuffisante.
Un autre Eric, technicien de maintenance, est mort à 53 ans de la même maladie (F.i. gagnée en 2014).
Jean-Michel travaillait à la section moteurs, Camille analysait les plaquettes de freins en recherche. Il est décédé d’un mésothéliome. Dans les deux cas, la faute inexcusable de l’employeur a été reconnue.

Pierre : A Renault Billancourt l’effectif a atteint jusqu’à 35 000 personnes.Nous avons pris en charge de nombreux dossiers. J’ai été responsable du travail des CHSCT. Je connaissais les conditions de travail de chaque atelier. Chaque prénom évoque pour moi une histoire personnelle :
Raymond modelait les empreintes des moules en fonderie. Il est mort d’un cancer du poumon. La faute inexcusable a été reconnue par le Tass de Guéret.Jean-Michel, était électricien. Il passait des câbles dans les faux plafonds. Il a des plaques pleurales.
Michel était tourneur. Il usinait des entretoises en céleron, un matériau qui contenait de l’amiante.
Antonio travaillait aux presses. Il a une asbestose (la F.i. a été reconnue par le Tass de Toulon).

Il y a aussi des victimes à Renault Flins ?

Pierre : Oui, nous suivons plusieurs dossiers de reconnaissance en maladie professionnelle et de faute inexcusable de l’employeur.
Bernard, était responsable des méthodes en tôlerie. Il était souvent dans les ateliers pour la mise au point des procédés. A cette époque on débosselait les carrosseries à chaud. Pour éviter que la tôle ne bleuisse, on utilisait un mélange d’eau et de poussières d’amiante.
Nous suivons les dossiers de victimes ayant travaillé sur des sites Renault en Ile-de-France (Billancourt, Flins, Guyancourt), mais certains retraités sont partis loin en province.

Renault cultive une image de marque de grande entreprise sociale, attachée à la sécurité et à la santé de ses salariés.

André : Pour la santé au travail, cette image est trompeuse. J’ai travaillé de 1990 à 2003 à Billancourt. A cette époque, les dangers de l’amiante étaient archi-connus. Je n’ai pourtant jamais passé un scanner, ni même une radio.
Plus tard, j’ai travaillé à Rueil, et je ne me souviens pas d’avoir vu la hiérarchie inciter le personnel à passer des visites médicales. En fait, on parlait beaucoup de la sécurité, mais peu de la santé au travail.

Pierre : Le médecin du travail nous interrogeait  : «  Vous n’avez mal nulle part  ? » C’était devenu un sujet de plaisanterie...

Comment se comporte la direction de Renault face aux actions en justice ?

Pierre : Elle a perfectionné sa stratégie judiciaire. Elle conteste tout. Nous devons mener des batailles sur l’expertise médicale, le montant des indemnisations, le mode de calcul de la rente, le lien causal entre maladie et décès...
Renault paye même un médecin qui assiste maintenant à toutes les expertises pour tirer le niveau des indemnisations vers le bas !
Les procédures durent souvent plusieurs années.
La liste des dossiers en cours est chargée.
Je pense à Bernard, Henri, Patrice, Ampar, Daniel, Philippe, Rahal qui ont des plaques pleurales.
Je pense à Rabah, Mustapha, Abderamane, Paul, Henri, Mohamed, Jean-Pierre et Ali atteints d’un cancer du poumon.
Je pense à André atteint d’un mésothéliome.
Je pense à Paul, Lahcène, Mohamed, tous atteints d’une asbestose.
Je pense à Ibrahim atteint d’un cancer du côlon, maladie difficile à faire reconnaître parce qu’elle n’est pas spécifique de l’amiante et n’est dans aucun tableau.
Il faut savoir être tenace pour obtenir qu’une maladie soit reconnue et correctement indemnisée.
Cela demande souvent beaucoup de travail, mais quand on obtient gain de cause pour une victime ou pour la famille d’un compagnon de travail décédé, la satisfaction est énorme. Imaginez ce qu’on ressent quand
on fait passer un taux
d’IPP (incapacité permanente partielle) de 5 à 50% !

Qui est touché par ces maladies chez Renault ?

Beaucoup de victimes sont des immigrés qui travaillaient à des postes pénibles et malsains en production aux presses, à l’emboutissage, en fonderie ou dans les centrales.
Mais certains cadres qui n’allaient jamais dans les ateliers ont été, eux aussi, touchés parce qu’il y avait de l’amiante dans leur bureau.


Vous vous occupez aussi de victimes des usines Chausson...

Pierre : Oui, les conditions de travail dans leurs ateliers étaient très proches de celles que nous avons connues chez Renault.
Les maladies sont les mêmes.
Chez Chausson aussi, on peut mourir d’un cancer du poumon quand on a travaillé aux presses ; on peut aussi avoir des plaques pleurales quand on a été soudeur.
Et même dans des métiers, où l’on ne s’attendrait pas à trouver de l’amiante comme par exemple les chauffeurs de camions, car le conducteur assurait aussi l’entretien et la réparation de son véhicule. Il intervenait sur l’embrayage et les freins...

Comment un syndicaliste peut-il acquérir une expertise dans la gestion des dossiers «  amiante   »  ?

André : Au départ il faut avoir un esprit militant pour la santé au travail, être motivé, en avoir envie...
Ensuite, on apprend sur le tas, on se documente en lisant les brochures de l’Andeva.

Pierre : J’ai eu la chance d’avoir une longue expérience des CHSCT, à Billancourt et au niveau du groupe. J’ai concentré mon activité syndicale sur les conditions de travail. Ce faisant, j’ai acquis un savoir faire sur les dossiers.
J’avais animé des formations pour la fédération de la métallurgie CGT. Et puis, à l’Andeva, j’ai moi-même suivi des formations avec Hélène Boulot à Vincennes, puis en Moselle avec Lucien Privet et les mineurs de Lorraine.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°47 (janvier 2015)