"Ils nous ont fait travailler dans des conditions inimaginables"
70 % de l’amiante importé en France passait par le port de Dunkerque. Les dockers ont déchargé des dizaines de milliers de tonnes d’amiante de 1960 à 1993. Louis Monteyne se souvient.
« Les sacs d’amiante pourris se déchiraient »
J’ai commencé à l’âge de 19 ans. On déchargeait des bâteaux venant d’Union soviétique. L’amiante arrivait dans des sacs en toile de jute. Les dockers russes les chargeaient par tous les temps, qu’il pleuve ou qu’il neige. A l’arrivée, quand on ouvrait les cales, il s’en échappait un nuage de vapeur et de poussières. Les sacs étaient pourris et se déchiraient. On prenait tout « en pleine gueule ».Quand le grutier levait la charge, il y avait un énorme nuage de poussières, si épais qu’on ne voyait même plus son collègue à trois mètres ...
C’était très dur, mais, nous étions dans une période de chômage et nous étions très contents d’avoir ce travail. Nous étions payés à la pièce : plus nous en faisions, plus nous touchions. Un jour nous avons déchargé à la main, 11 000 sacs de ciment, en une seule journée ! Le soir, certains avaient à peine la force de monter sur leur mobylette pour rentrer
chez eux...
C’était un travail dangereux et malsain. Je me souviens d’un bateau arrivé des Indes qui transportait une cargaison d’os broyés. Certains d’entre nous se sont blessés en se piquant avec les os qu’ils déchargeaient. Les plaies se sont infectées. Trois d’entre nous en sont morts.
Le métier de docker était dur, mais nous étions fiers de faire un « métier d’homme ». Nous étions pris par l’ambiance de l’époque...
Les patrons ne peuvent pas dire qu’ils ignoraient le danger. Ils savaient et ils ne nous ont rien dit !
Aujourd’hui chez les anciens dockers de Dunkerque, le nombre de morts de l’amiante a dépassé la centaine.
« Dans la cale, l’air était irrespirable. »
Un jour, nous avons déchargé une cargaison de cuivre en provenance du Chili. Juste avant, le bateau avait transporté de l’amiante en vrac. La cale n’avait pas été décontaminée.
Nous avons descendu un chariot élévateur dans la cale. L’espace était si étroit qu’il a fallu démonter les fourches pour le faire passer. Dans la cale, l’air s’est chargé de fumées de diésel. Le pot d’échappement était au ras du sol. Il soulevait des nuages de poussières d’amiante. L’air est devenu irrespirable, nos yeux nous piquaient. On n’y voyait plus rien.
J’ai sorti de son bureau la doctoresse du travail. Je lui ai demandé quoi faire. Elle nous a proposé ... de remonter tous les quarts d’heure ! Je lui ai demandé si le reste du temps nous devions travailler en apnée...
Finalement nous avons réussi à avoir un chariot à pot d’échappement vertical, ce qui atténuait - un tout petit peu - l’empoussièrement.
Nous étions quatre pour faire ce travail : trois dockers et un chauffeur. Nous avons tous les quatre été atteints d’une maladie liée à l’amiante. Deux d’entre nous sont morts de l’amiante. L’un d’eux était mon père.
« Il est arrivé avec sa bonbonne d’oxygène »
A la fin de sa vie, mon père pesait 35 kilos. Je l’ai accompagné à Lille pour un contrôle médical. Il est arrivé avec sa bonbonne d’oxygène. Le cabinet médical était au premier étage sans ascenseur. En arrivant, mon père s’est écroulé. Sur ses radios, on ne voyait plus que deux taches blanches à la place de ses poumons. Et pourtant, il était encore à 5% de taux d’incapacité !
Il a fallu se battre pour obtenir justice : aller au tribunal à Paris, contrer les mensonges d’un « expert » qui parlait de tabagisme, alors que mon père ne buvait pas et avait arrêté de fumer depuis 35 ans.
Beaucoup de gens se seraient découragés, en trouvant tout cela trop difficile.
« Je suis révolté contre l’injustice. »
Les dockers étaient une force. Ils ont mené des grèves très dures.
En 2007, nous avons fait une grève de la faim de 24 jours pour obtenir un mode de calcul qui respecte la loi pour l’allocation de cessation anticipée « amiante ». Rien n’a été facile.
Aujourd’hui, en voyant les attaques qui nous tombent dessus et la cour de cassation qui met des obstacles à la reconnaissance du préjudice d’anxiété, j’ai l’impression qu’on veut nous faire payer notre esprit de lutte et de résistance. Je suis révolté contre l’injustice. »