« Chantal, mon épouse avait 17 ans quand elle a été embauchée à la SEMA, à Luxeuil-les-Bains (Haute Saône), son premier et unique emploi. Elle est décédée d’un mésothéliome le 9 mars 2017 » , explique Denis Masson.

Après la reconnaissance de la maladie professionnelle, il a engagé une action en faute inexcusable de l’employeur avec le soutien de l’Addeva 88. Il nous explique pourquoi il est décidé à aller jusqu’au bout.

Quelle était l’activité de l’entreprise ?

La SEMA a été créée en 1962. A l’origine, elle fabriquait surtout des uniformes pour l’armée et la police Puis elle s’est spécialisée dans diverses activités liées à l’armement. Elle a notamment travaillé pour Giat Industrie qui fabriquait des chars Leclerc ainsi que pour Airbus (civil et militaire).

Où était l’amiante ?

L’amiante était utilisé pour certaines fabrications : des bâches isolantes pour divers armements, des réservoirs additionnels sur des chars.

Dans certains pays, les chars étaient exposés à des températures élevées. Il y avait beaucoup d’amiante, par exemple dans des tissus qui étaient découpés, assemblés et cousus.

Quand le diagnostic de mésothéliome a-t-il été posé par les médecins ?

Elle a arrêté de travailler le 27 avril 2016. Après de nombreuses investigations, le diagnostic de mésothéliome a été validé le 3 juin 2016. Nous avons tout de suite réalisé la gravité de cette maladie. A la radio, un de ses poumons était blanc.

Quelles démarches avez-vous entreprises ?

Nous avons vu le médecin du travail qui a fait une attestation d’exposition à l’amiante pour la période 1977-1997 et nous a conseillé de faire une déclaration en maladie professionnelle.

Il m’a fallu réunir des témoignages, retrouver des expositions passées à l’amiante. Au début, j’étais seul. Je suis parti de rien. Cela m’a demandé beaucoup de temps et d’énergie. Mais Chantal était la plus ancienne salariée de l’entreprise. Elle avait vu défiler trois PDG et trois directeurs. Elle était très connue et très appréciée. J’ai vu une trentaine de personnes. et recueilli 19 témoignages.

« Le personnel travaillait
dans des nuages de poussières »

Que t’ont-ils appris ?

Chantal était mécanicienne en confection, autrement dit couturière. Elle et moi, nous parlions peu de son travail, quand nous étions ensemble. Ces témoignages m’ont fait découvrir ce qu’étaient les conditions de travail réelles à la SEMA.

Le personnel travaillait dans des nuages de poussières sans aucune protection.

L’air chargé de fibres d’amiante était brassé par un chauffage à air pulsé l’hiver et par des ventilations l’été.

Plusieurs personnes ont expliqué que dans l’atelier, elles voyaient les poussières voltiger dans les rayons de soleil.

Même le personnel des bureaux, tout proches de l’atelier tentait de se protéger en mettant des filtres à café sur les bouches d’aération.

Qu’ont révélé tes recherches ?

Au fil de ces témoignages, j’ai eu l’impression d’ouvrir une boîte de Pandore. Tant de choses avaient été cachées !

Les résultats de certains contrôles de l’APAVE de Mulhouse étaient très supérieurs aux normes de l’époque. Mais les salariés n’en ont jamais été informés. Dans cette entreprise d’une vingtaine de personnes, il n’y avait ni CE ni syndicat. Lorsque quelqu’un demandait quels étaient les résultats des mesures d’empoussièrement, on lui répondait que tout allait bien.

J’ai aussi appris qu’il y avait d’autres maladies liées à l’amiante. En 2008, une ancienne salariée était décédée d’un mésothéliome reconnu en maladie professionnelle par la CPAM de Vesoul. En 2010, une autre a été emportée à son tour par un mésothéliome. Elle avait travaillé deux ans et demi à la SEMA.

Les salariés ignoraient qu’avant la maladie de Chantal deux maladies professionnelles liées à l’amiante avaient été reconnues par deux caisses primaires différentes.

Selon le médecin du travail, sept personnes ayant été exposées à l’amiante seraient encore en activité dans cette entreprise. Des attestations d’exposition à l’amiante leur seront délivrées par le médecin du travail : à eux ainsi qu’à toute personne ayant été exposée par le passé.

Plusieurs cas de décès suspects pourraient être d’origine professionnelle dont plusieurs cancers des voies digestives.

J’ai appris aussi que de l’amiante a continué à être stocké et utilisé après l’interdiction de 1997.

Comment as-tu connu l’association ?

J’ai fait une recherche sur Internet. J’ai trouvé l’Andeva et l’Addeva 88 dans les Vosges. J’ai appelé Jean-Paul Sayer. Il m’a donné immédiatement un rendez-vous chez lui, un samedi. J’ai apprécié sa gentillesse et son écoute.

Le jeudi suivant, je me suis rendu à la permanence vosgienne où j’ai fait la connaissance de l’équipe dirigeante de l’association.

« On a enlevé à ma femme
trente ans d’espérance de vie »

L’évolution de la maladie a été très rapide...

Oui, il s’est écoulé 317 jours entre le moment où elle a cessé de travailler et son décès.

Sa maladie professionnelle a été reconnue le 6 décembre 2016. Elle a alors engagé des démarches pour avoir une cessation anticipée amiante. Un rendez-vous était pris pour le 16 mars. Mais elle nous a quittés le 9 mars.

Nous avons passé notre dernière journée ensemble le 14 février. Je l’ai portée jusqu’à la voiture pour aller voir un bel étang que nous aimions beaucoup.

Le lendemain, elle a dû être conduite en hélicoptère au CHU de Nancy où elle a fini ses jours.

« Je veux leur faire savoir qu’on n’a pas le droit de tuer des gens »

Pourquoi as-tu décidé d’engager une action judiciaire en faute inexcusable de l’employeur ?

Ma femme a vécu quelque chose de terrible. On lui a enlevé sa santé. On lui a enlevé 30 ans d’espérance de vie.

Dès le début, j’ai compris que rien ne pouvait nous arriver de pire. Ce fut un déchirement, pour elle comme pour moi. Nous avions passé 33 ans ensemble, sans le regretter une seule journée. Et tout cela allait se briser.

Le patron lui avait dit :
« Vous ne vous rendez pas compte de la chance
que vous avez de travailler ici. »

Ce combat judiciaire, c’est tout ce qui me reste.

Je veux faire savoir qu’on n’a pas le droit de tuer des gens comme cela.

Je veux les faire payer au maximum. Je veux que dans toute la région, on sache qu’en France en 2017 il y encore des employeurs qui se conduisent comme cela.

Ce n’est pas une question d’argent ; je demande simplement qu’on nous rende justice.

Je demande aussi que les entreprises cessent d’avoir des comportements choquants et inhumains.

Chantal m’a raconté son dernier entretien avec le PDG. Il lui a dit : « Vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez de travailler à la SEMA ». 6 mois plus tard, son travail lui apportait un cancer !

La direction n’a pas assisté à ses obsèques et n’a même pas envoyé de condoléances.

Le jour même du décès, elle a rédigé un certificat de travail, qui est arrivé à la maison peu après. Il rappelait qu’elle avait travaillé comme mécanicienne en confection du 3 octobre 1977 au 9 mars 2017 [date de son décès] et se terminait par ces mots : « Madame Chantal Masson nous quitte ce jour, libre de tout engagement. »

Est-ce ainsi qu’on traite une salariée qui a 39 ans et 5 mois de maison dans une entreprise de 21 personnes où tout le monde se connaît ?

Imaginez ce que j’ai pu ressentir en lisant cette lettre.

Je ne leur souhaite pas d’être un jour à ma place.