La jurisprudence sur le préjudice d’anxiété a connu des évolutions majeures depuis quatre ans. A l’origine, ne pouvait demander réparation de ce préjudice qu’un salarié ayant travaillé dans un établissement inscrit sur une liste ouvrant droit à la « pré-retraite amiante » (ACAATA).
Un arrêt du 5 avril 2019 de l’assemblée plénière de la Cour de cassation a élargi cette possibilité à tout salarié justifiant d’une exposition à l’amiante « générant un risque élevé de développer une pathologie grave ».
Un arrêt du 11 septembre 2019 de l’assemblée plénière de la chambre sociale de la Cour de cassation a étendu le périmètre à tout salarié présentant un risque élevé de contracter une maladie grave, « du fait de son exposition à un produit nocif ou toxique ».
Un arrêt du 19 juin 2016 a laissé à l’employeur la possibiité de se justifier en démontrant qu’il avait pris toutes les mesures de sécurité nécessaire.
Ces arrêts de principe ont cadré le travail des juges. Quatre années ont passé. Elisabeth LEROUX, avocate au cabinet TTLA, tire un premier bilan des procédures « hors amiante ».
Pour quelles familles de produits nocifs ou toxiques « hors amiante » un salarié peut-il demander réparation du préjudice d’anxiété ?
Elisabeth Leroux - Tous les produits « CMR » (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques) sont potentiellement concernés ainsi que d’autres produits « nocifs ou toxiques présentant un risque élevé de développer une maladie grave».
Comment informer les salariés de leurs droits ?
E.L. - On peut organiser des réunions publiques, avec des organisations syndicales, des associations, et - si possible - la médecine du Travail. Elles permettent de sensibiliser les participants.
Quel message essentiel faut-il leur faire passer ?
E.L. - Insister sur l’importance du suivi médical des personnes qui ont été, voire sont encore exposées. La détection précoce d’un cancer augmente les chances d’un patient. Un scanner peut sauver une vie.
Si une maladie est repérée, on quitte le préjudice d’anxiété. Il faut déclarer la maladie professionnelle puis envisager une action en faute inexcusable de l’employeur.
Certains dossiers ne sont-ils pas prescrits ?
E.L. - Le point de départ du délai de prescription, c’est la connaissance du danger.
Pour les établissements inscrits sur les listes, le délai court à compter de la parution de l’arrêté inscrivant l’établissement sur la liste ouvrant droit à l’ACAATA.
Dans tous les autres cas (amiante « hors liste » ou autres polluants), c’est « la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition ».
Ce point de départ « ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin. » (Cass. soc. 08/07/2020)
Comment dater la connaissance du danger ?
E.L. C’est la date à laquelle le salarié à reçu « une information précise et personnelle ». L’employeur est tenu de l’informer. S’il ne l’a pas fait et que l’association ou le syndicat s’est substitué à lui, la date retenue peut être celle d’une réunion publique par exemple.
Il n’y a pas de prescription si le salarié est encore exposé.
Pour quels produits « nocifs ou toxiques » avez-vous le plus souvent engagé des actions « hors amiante » ?
E.L. - La silice cristalline et les poussières de bois arrivent en tête.
La silice cristalline est classée comme cancérogène avéré (Groupe 1) par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) depuis 1997. Elle peut provoquer des cancers du poumon. Elle est notamment présente dans les fonderies, dans l’industrie du verre (Saint-Gobain, Baccarat), dans les mines (Gardanne, Nord...).
Les poussières de bois peuvent provoquer un cancer de l’ethmoïde (sinus). On les rencontre bien sûr dans l’industrie du bois (parquetterie Marty) mais aussi dans des secteurs assez divers (voir page 15)
Peux-tu donner d’autres exemples de produits « nocifs ou toxiques » « hors amiante » pour lesquels des procédures ont été engagées ?
E.L. - Le formaldéhyde a été classé comme cancérogène avéré en 2004 par le CIRC Il provoque des cancers du nasopharynx par inhalation. Il est encore utilisé comme désinfectant (Valéo Limoges).
Il faut aussi rechercher d’éventuelles multi-expositions avec de possibles effets de synergie, comme l’ont fait les 727 mineurs de Lorraine qui ont été exposés non seulement à l’amiante mais aussi aux huiles de houille, à la créosote, au formaldéhyde, aux rayonnements ionisants, au benzène, etc.
Nous avons aussi engagé des actions aux prud’hommes pour des salariées exposées à des produits toxiques pour la reproduction. Un même produit peut d’ailleurs avoir des effets multiples. C’est le cas de l’oxyde d’éthylène, un gaz sous pression corrosif, très inflammable utilisé pour stériliser du matériel de laboratoire. La fiche toxicologique de l’INRS, signale que ce produit « peut induire des anomalies génétiques », « peut provoquer le cancer », « peut nuire à la fertilité » et qu’il « est susceptible de nuire au foetus » !
Pour une salariée exposée, ces risques sont d’autant plus anxiogènes qu’ils pèsent non seulement sur elle, mais aussi sur ses enfants.
Comment constituer un dossier ?
Un salarié dont l’établissement est inscrit sur les listes ouvrant droit à l’Acaata bénéficie d’un régime dérogatoire le dispensant de justifier son exposition à l’amiante, la faute de l’employeur et son préjudice.
Dans les autres cas, il faut rassembler un maximum de données pour constituer un dossier solide : justifier l’exposition, justifier le risque avéré de pathologies graves, rechercher des études épidémiologiques concluantes ; inciter les salariés concernés à demander des attestations d’exposition afin d’obtenir un suivi médical renforcé ; les inciter à demander au médecin du travail de noter les expositions dans le dossier médical (tout salarié ou retraité peut en demander copie).
Peux-tu citer quelques procédures engagées avec l’appui de syndicats ou d’associations diverses pour les produits déjà évoqués ?
- 150 dossiers pour la poussière de silice au sein de la fonderie de Fumel : attente du délibéré du juge départiteur du CPH d’Agen le 30 janvier prochain,
- 100 dossiers pour la poussière de bois au sein de la parqueterie Marty : attente d’une date d’audience devant la Cour d’appel d’Agen,
- 150 dossiers pour l’oxyde d’éthylène au sein de la société Tetra : nous plaidons devant le bureau de jugement du CPH d’Annonay le 21 novembre,
- 45 dossiers pour les agents chimiques dangereux (ACD) chez Safran : bureau de conciliation le 16 novembre,
- 20 dossiers pour les ACD chez Air Liquide : audience attendue devant la Cour d’appel de Paris,
- 30 dossiers de poly-exposition chez les mineurs de Gardanne : attente d’un délibéré du juge départiteur du CPH d’Aix-en-Provence,
- 80 dossiers de poly-exposition chez les mineurs du Nord : audience attendue devant le CPH de Lens,
- 70 dossiers de poly-exposition chez Baccarat : délibéré de la CA de Nancy le 21 décembre prochain.
- Fiches toxicologiques de l’INRS
https://www.inrs.fr/publications/bdd/fichetox.html
- Tableaux de maladies professionnelles : https://www.inrs.fr/
publications/bdd/mp.html
(recherche possible par maladie, par agent, par numéro du tableau ou par n’importe quel mot du tableau).
Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°72 (janvier 2024)