Il y a un siècle un inspecteur du travail dénonçait déjà les dangers des industries de filature et de tissage d’amiante.


“ On ne savait pas ”. “ On n’avait pas conscience du danger ”. Ce type de défense est régulièrement adopté par les entreprises mises en cause dans la contamination de leurs employés par l’amiante.
Les victimes en ont assez d’entendre les avocats de la partie adverse répéter cet argument dans les salles d’audience.
Des documents existent depuis fort longtemps, qui dénoncent la dangerosité de l’amiante. Retour en 1906.


« L’action pernicieuse des poussières »

"Les travailleurs de l’amiante sont exposés à l’action pernicieuse des poussières", écrit M. Auri—bault dans une note de 1906 sur l’hygiène et la sécurité des ouvriers dans les filatures et tissages d’amiante publiée dans le Bulletin de l’inspection du travail.
Il y a près d’un siècle, cet inspecteur départemental du travail à Caen soulignait déjà que les effets des poussières minérales étaient bien connus des hygiénistes.
"Il s’agit-là du document français le plus ancien et le plus complet dans ce domaine", remarque Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes de l’amiante. "Personne ne l’a contesté à l’époque !"
Auribault y propose une synthèse complète sur la composition de l’amiante, son exploitation, la sécurité et l’hygiène qui doivent entourer son utilisation.
Il se réfère notamment à la loi de 1893 qui prévoit l’aération ou la ventilation et l’évacuation des poussières dans les établissements industriels.

La loi de 1893 n’a pas été appliquée

"On peut penser que la tragédie de l’amiante aurait fait moins de victimes (si les textes de cette loi) avaient été scrupuleusement appliqués par les industriels, pourtant avertis dès la fin du XIXe siècle des dangers de ce produit", affirme, pour sa part, Pierre Sargos, président de la chambre sociale de la Cour de Cassation dans un article publié par la Semaine juridique du 22 janvier 2003, commentant les travaux d’Auribault.
Dans sa note de 1906, Auribault constate les quantités considérables de poussières minérales dans l’industrie des filatures et tissages d’amiante : “Leur atmos­phère tient ainsi constamment en suspension un nombre infini de cristaux de silice exerçant leur action dangereuse sur les organes respiratoires des ouvriers.”

Cinquante morts en cinq ans

Auribault cite l’exemple d’une usine de filature et de tissage d’amiante établie en 1890 à Condé-sur-Noireau (Calvados) qui avait totalement ignoré “les règles de l’hygiène” édictées par la loi concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels votée en juin 1893.
Au cours des cinq premières années de marche, aucune ventilation artificielle n’assurait l’évacuation directe des poussières produites par les divers métiers ; cette inobservation totale des règles de l’hygiène occasionna de nombreux décès dans le personnel : une cinquantaine d’ouvriers et d’ouvrières moururent” au cours de ces cinq années.

Une phtisie professionnelle spéciale

Sur le plan médical, M. Auribault décrit comment les poussières d’amiante viennent “éroder et déchirer le tissu pulmonaire, provoquant par leur action pernicieuse une phtisie spéciale…”.
Il faut resituer ce document dans son contexte : ses limites sont celles des connaissances médicales de son temps.
Le terme de phtisie recouvre les maladies chroniques et mortelles du poumon avec suppuration et fièvre. Mais surtout il désigne la tuberculose pulmonaire. Certains pensaient à l’époque que la cause première des maladies respiratoires des ouvriers de l’amiante (et des mineurs) était la tuberculose.
Mais les graves dommages causés à l’organisme par ces poussières d’amiante (on ne parlait pas encore de fibres) étaient minutieusement décrits : “les poussières ténues et dilacérantes (…) pénètrent dans les bronches et les poumons par les voies respiratoires (…)”, le “dépôt constant de poussières minérales dures, non résorbées, produit, par places, l’induration du parenchyme pulmonaire(…) ; il existe alors une véritable sclérose du poumon.
L’atmosphère des salles de travail des filatures et tissages d’amiante, “née d’une multitude de particules constitue donc un milieu éminemment propre à faire contracter aux ouvriers appelés à y séjourner une phtisie professionnelle identique aux pneumoconioses (1) des tailleurs de pierres meulières, des potiers, des plâtriers, des ardoisiers…”, conclut-il.
Le travail des enfants était alors légal à partir de douze ou treize ans. Auribault réclame pour eux des mesures de protection renforcées : “les enfants au-dessous de 18 ans ne pourraient être employés dans lesdits ateliers que sous la condition expresse d’une captation rigoureuse des poussières.

Pierre LUTON


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°13 (juin 2004)