10 avril 2004 : l’émotion est en rendez-vous quand les 1200 participants à l’assemblée générale de l’Addeva 44, réunis dans l’immense salle de la
soucoupe à Saint-Nazaire, assistent à la projection d’un documentaire de 31 minutes.
Ce n’est pas un film comme les autres. C’est leur histoire. Une histoire racontée avec des mots simples et poignants par des copains des chantiers navals victimes de l’amiante ou par leurs épouses. Une histoire vraie, filmée par des salariés et anciens salariés des chantiers, non professionnels du cinéma.


Dès les premières images, les témoignages se succèdent : précis, accablants.

Couchés sur des matelas d’amiante

« L’amiante était partout : les gants, les tabliers, les repose-coudes en amiante. »
Une épouse raconte comment son mari soudait en position couchée sur des matelas d’amiante. « On voyait les fibres dans les rayons de soleil ».
Dans la chaufferie, les tuyauteries étaient calorifugées à l’amiante.
Ceux qui réparaient les machines dépoussiéraient leurs bleus de travail « à la soufflette » avec de l’air comprimé…
Tous ignoraient que ces fibres pouvaient tuer. « Jamais, jamais, jamais on ne nous a dit que c’était dangereux ».
Tous disent leur colère de n’avoir pas été informés : « tant de gens en haut lieu savaient. Ils ne nous ont rien dit ».
Pourquoi le médecin du travail n’a-t-il pas signalé et déclaré une maladie professionnelle pourtant déjà visible sur les radios depuis des années ? Un retraité se pose des questions.

Une insupportable violence

La maladie aurait pu être évitée. C’est pourquoi elle est vécue comme une insupportable violence, une atteinte à l’intégrité physique sur laquelle il est difficile de mettre des mots. « Ce n’est pas un viol, mais c’est quelque chose qui y ressemble », explique un ouvrier pour se faire comprendre.
« Vos poumons vont être pris dans une gangue » avait expliqué le pneumologue. Ces mots restent gravés dans la mémoire de cette femme, qui a l’impression d’étouffer et ne peut dormir que la fenêtre ouverte.

J’ai de l’amiante dans les poumons

Après l’annonce de la maladie, on a le sentiment que sa vie bascule, même si les médecins se veulent rassurants.
« J’ai de l’amiante dans les poumons ». Comment annoncer cela à l’épouse que l’on aime et aux enfants qu’on a peur de ne pas voir grandir ? Comment vivre au quotidien avec « une épée de Damoclès au-dessus de la tête ». Il y a aussi les nuits d’insomnie. « On est obligé d’y penser quand on apprend les décès des copains »… Le temps s’accélère. On devient pressé. Il y a encore tant de choses à vivre. Mais combien de temps me reste-t-il ?

La dernière photo

Une veuve raconte avec pudeur les derniers mois de vie de son mari qu’elle a accompagné jusqu’au bout : la fatigue immense qui l’envahissait au moindre effort, les projets de voyages à deux en Amérique, et ce dernier bateau construit qu’il lui a demandé de photographier quelques jours avant sa mort…
Dans la salle, les gorges se serrent. Difficile de retenir ses larmes. Chacun retrouve dans ces témoignages individuels des choses qu’il a lui-même vécues : les mêmes douleurs, les mêmes colères.

Le courage de témoigner

Ce documentaire est un cri. C’est aussi une leçon d’espoir. « J’ai trouvé le courage de témoigner pour aider les autres », explique une femme contaminée par l’amiante en lavant les bleus de son mari, qu’elle secouait pour les dépoussiérer.
« On n’a pas le droit de mourir au travail. On est là pour gagner sa croûte », explique un ouvrier qui a décidé comme des centaines de ses collègues d’engager une action en faute inexcusable de l’employeur.
« Il y a eu au moins 2000 personnes reconnues en maladie professionnelle sur les Chantiers de l’Atlantique », explique Roland Hottelard.« Les responsable de cette catastrophe ont des comptes à rendre devant la justice. » 

« Tu lui diras : merci »

Le film se termine par une chanson, écrite spécialement pour l’occasion et chantée a capella par Marguerite Cabon-Douvisi, une artiste de la région.<br
Après l’assemblée, Henri Ayoul, le vétéran des combats de l’amiante en Bretagne, tire Roland Hottelard par la manche : « Tu lui diras merci ».
Merci d’avoir su trouver les mots pour dire la vie des chantiers, la maladie, le souvenir des camarades… Merci pour ce moment d’émotion partagée.

 


« Beaucoup de spectateurs nous ont dit qu’ils s’étaient reconnus dans le film »

« Au départ, c’était un projet culturel : faire un film avec le club vidéo du C.E. », explique Gérard Clair, un des auteurs du film.
« Nous avons choisi de faire témoigner des personnes touchées par l’amiante. Nous voulions montrer aux jeunes que la pré-retraite amiante n’est pas un cadeau, et les inciter à être très attentifs à leurs conditions de travail futures. »
Le projet a été soutenu par le centre de culture populaire (auquel adhèrent 21 C.E. de Saint-Nazaire et sa région), le C.E. des Chantiers de l’Atlantique et le COS de la ville de Saint-Nazaire. Deux cinéastes professionnels, Sabrina Malek et Arnaud Soulier, ont apporté leur aide.

50 personnes contactées

« Nous voulions faire témoigner des victimes professionnelles et environnementales et des veuves, dit Gérard. Nous connaissions certaines personnes. D’autres nous ont été présentées par l’Addeva. Nous en avons vu une cinquantaine ».
Certaines ont donné leur accord. D’autres non. Aucun salarié en activité ne témoigne.
« Nous nous sommes d’abord rendus à deux chez tous ceux qui avaient accepté. Nous leur avons présenté le projet. Nous les avons écoutés ».
Après ces premiers entretiens, 15 personnes ont été filmées. 13 témoignages ont finalement été retenus pour le film. « Nous avons gardé un panel représentatif des métiers (soudeur, électricien, mécanicien) et deux femmes contaminées aussi par l’amiante : l’une en lavant les bleus de son mari, l’autre dans le café de ses parents (fréquenté par des ouvriers du chantier) ». Un des témoignages les plus forts est celui d’une veuve qui dit la douleur d’avoir accompagné puis perdu son mari.

Nous voulions qu’elles parlent de leur vécu

« Nous ne voulions pas faire le énième reportage expliquant le problème de l’amiante. Nous n’en avions d’ailleurs pas les moyens. Nous voulions que les personnes touchées par l’amiante parlent de leur vécu ».
Celles et ceux qui ont témoigné savaient que ce film était réalisé par des salariés des chantiers. Ils avaient avec eux des rapports de confiance. Certains ont parlé de choses intimes qu’ils n’auraient sans doute pas dites à un journaliste. Un fort sentiment de vérité se dégage de ce film.

Au montage : des choix difficiles

Le principal problème fut de faire des coupes. « Nous avions filmé cinq heures de témoignages. Il y avait des moments forts. Nous ne pouvions garder qu’une demi-heure. Il y a eu beaucoup de discussions lors du montage ».

Après le film, tous ont applaudi.

« Nous l’avons projeté à toutes les personnes que nous avions filmées. A chacune nous avons remis une copie intégrale de son témoignage. C’est un contrat moral que nous avions passé avec elles ».
Les réactions étaient attendues. Elles furent enthousiastes. « Après le film ils ont tous applaudi. C’était un moment très fort... Plus tard, après une projection à Cinéville devant 350 personnes, des spectateurs nous ont remerciés d’avoir fait ce film. Certains nous ont dit qu’ils s’étaient retrouvés dans les témoignages, d’autres qu’ils avaient reconnu la situation de leur père ou de leur mère. »

La chanson de Maguy

Le film se termine par une chanson (« La mort blanche »). Elle a beaucoup ému les spectateurs. « L’auteur est de la région. Elle s’appelle Maguy. Elle a déjà publié deux recueils de poèmes et remporté plusieurs prix. Elle a aussi travaillé comme pontière aux chantiers. Nous sommes allés la voir pour lui demander une chanson. Elle l’a écrite en pensant à son père, lui aussi touché par l’amiante ».

 


La mort blanche

Rappelle-toi ami, souviens-toi camarade,
Quand se levait le jour sur le chantier naval,
Des navires d’acier amarrés dans la rade,
Reflétant le soleil de la Loire en aval.

Lorsque retentissait le cri de la sirène,
Les hommes s’engouffrant au ventre d’un géant,
Reprenaient leur labeur, chaque jour à la peine,
Humant à pleins poumons la poussière « d’or blanc ».

Et quand tombait la nuit, la sinistre amiante,
Se lovait dans leur corps, pour leur ronger le cœur,
Empoisonnant leur vie, cette invisible amante,
Se pâmait dans leur souffle, enlacée à leur peur.

Et point n’était besoin d’une offrande de rose,
Pour courtiser la dure fiancée du soir.
Au jardin de la mort fleurissait l’asbestose,
Comme une fleur maudite, tueuse d’espoir.

Rappelle-toi, ami, des nombreux camarades,
Qui ne reverront plus le soleil sur le port,
Leurs yeux se sont éteints, Tapie en embuscade,
Les attendait la neige de la blanche mort.

Marguerite CABON-DOUVISI (dite Maguy)

Chanson écrite pour le film le 6 juin 2003
et reproduite avec l’autorisation de l’auteur.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°13 (juin 2004)