Il avait promis à sa femme, Bernadette, qu’il réserverait un jour par semaine à leur couple : un jour rien qu’à eux, à l’abri de l’amiante, des coups de fil, des dossiers à constituer, des victimes à écouter, des visites à effectuer, des avocats à rencontrer, des voyages loin de son domicile... Une promesse bien difficile à tenir pour Pierre Pluta, le président de l’Association régionale de défense des victimes de l’amiante (Ardeva) à Dunkerque.

Ici l’amiante a fait des ravages : chantiers navals, pêche, sidérurgie, bâtiment…, des milliers de salariés ont “bouffé de l’amiante”. Les locaux de l’Ardeva ne désemplissent pas. “On a démarré à quelques-uns, témoigne Pierre Pluta. On était content de rassembler une cinquantaine de personnes. Puis, on a été 100, 300… Maintenant nous louons des salles de 1000 places... A chaque fois, je me dis qu’on a atteint le plafond, mais non ! Des victimes, il en vient de partout : des garages automobile, de l’administration, du textile, des huileries… et même des victimes environnementales.”

“Travailler pour gagner sa vie, pas pour la perdre”
“La justice doit passer, pas classer”… sur les murs des locaux de l’Ardeva, de grands panneaux retracent à coups d’articles de presse neuf années de mobilisations. Au commencement, un appel lancé par Pierre Pluta et relayé par la presse locale en 1995 : “Alerte au cancer”. L’ancien ajusteur-mécanicien des Chantiers de France vient de découvrir, au hasard de ses lectures, tous les dangers de l’amiante. Lui reviennent alors en mémoire les mots du pneumologue qui, en 1988, lui avait annoncé qu’il était atteint d’asbestose. “A la fermeture des Chantiers, j’ai voulu me reconvertir, faire un stage d’ambulancier. J’ai passé un contrôle pulmonaire. Le pneumologue m’a demandé si j’avais été exposé à l’amiante. Ce mot ne me disait rien du tout, j’ai dit non. Il me demande alors où j’ai travaillé : 25 ans dans la construction navale. Donc dans l’amiante ! a-t-il insisté. Et lorsqu’il m’a dit que j’étais atteint d’abestose, c’était comme s’il m’avait dit que j’avais un rhume, il ne m’a rien expliqué et je n’ai rien demandé. On m’a lâché comme ça, sans m’inviter à voir un médecin, et je suis resté plusieurs années avec cette radio que j’avais mise de côté et à laquelle je ne pensais même plus.”

Sept longues années avant de comprendre la gravité de sa maladie et de faire le lien avec son activité professionnelle. Pierre Pluta n’a jamais milité nulle part, mais l’idée d’une association s’est imposée à lui. “Quand il m’a fallu faire une déclaration en maladie professionnelle, je me suis rendu compte que c’était un vrai parcours du combattant. Et que si c’était dur pour moi, cela l’était sans doute aussi pour les autres.” Aux Chantiers, ses collègues doivent être dans le même cas que lui, tous ont été exposés pareillement. De quelques coups de fil (1) prend naissance l’Ardeva début 1996. Elle compte aujourd’hui à son actif 2000 adhésions (une adhésion par famille), et s’est engagée dans plus d’un millier de procédures en faute inexcusable de l’employeur (1311 procédures contre 200 entreprises de la région).

Chaque jour des dizaines de personnes se présentent à la permanence tenue par Catherine, l’unique salariée de l’association. A ses heures de travail s’ajoutent les milliers d’heures de bénévolat de Pierre Pluta et de tous les autres qui assurent les permanences à Dunkerque, Gravelines, Calais, Mazingarbe et Auberchicourt. Ce sont des dossiers à constituer pour faire reconnaître la maladie professionnelle, d’autres dossiers pour engager des procédures en correctionnelle. C’est aussi tout un travail d’analyses des textes et des jurisprudences que l’Ardeva repartage avec tous. Et une bagarre de longue haleine pour gagner au pénal.

Mais pas seulement. “Nous nous sommes vite rendus compte qu’il y avait également un gros besoin d’écoute. Les gens venaient nous voir pour se confier à nous. C’est à nous qu’ils venaient dire qu’ils étaient malades, sans avoir même osé le dire à leur femme, leurs enfants.” Entendre la souffrance des victimes, de leurs proches, rester solide face à leurs doutes et leurs angoisses, tenter de redonner espoir à des malades en fin de vie, les accompagner jusqu’à leur dernier souffle… Pierre et les autres ont dû faire face, laisser de côté leurs propres soucis. “Faut tenir, ne pas montrer la peine qu’on a et ça, ce n’est pas facile. Je suis un ouvrier, pas un psychologue, je n’ai pas été préparé à entendre et à affronter tout ça.” Une formation à l’écoute les a tous renforcés. Elle n’empêche pas les moments de grande tristesse, de presque abattement. Mais face à la souffrance, c’est la colère qui l’emporte. “Il faut le répéter, nous n’avons pas à avoir honte de notre maladie. C’est d’un empoisonnement dont il s’agit et il faut le faire savoir haut et fort, trouver et juger les responsables !”, s’emporte Pierre Pluta.

Pierre s’essouffle un peu. Il ne respire plus aussi bien qu’avant. Il a arrêté le judo, le sport, ne fréquente presque plus les salles de bal où il aimait danser avec sa femme, ne supporte plus les odeurs, la peinture, la fumée… Une dimension de la maladie qui ne saute pas aux yeux, invisible. “Sauf à se promener avec la bouteille à oxygène et les fils, ou d’être réduit à 40 kg en fin de vie, difficile de convaincre les gens qu’on est malade. J’ai dû me battre avec des experts pour qu’ils admettent que je me sente étouffer.” Essouflé, certes. Mais en colère et plus déterminé que jamais. Déjà, au-delà du scandale de l’amiante s’en profile un autre qui requiert également toute son attention, celui des fibres céramiques réfractaires. “Elle ne figure toujours pas au tableau des maladies professionnelles alors que l’on sait qu’elle provoque les mêmes effets de l’amiante. Notre combat doit servir d’exemple, de prévention pour que jamais pareil empoisonnement ne se reproduise.”


(1) Ces premiers collègues qui ont participé à la création de l’Ardeva sont aujourd’hui au conseil d’administration : Pierre Carpentier, Jean Delautre, Roland Choquet, José Motheron, Norbert Nollet, Guy Platevoet, Chantal Quenson et Eveline Lelieur, pneumologue.

Les ont ensuite rejoints au CA : Aimé Carbonnier, Jean-Pierre Decodts, Michel Dubleumortier, Jean-Claude Ghelein.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°15 (février 2005)