Dunkerque 15 décembre 2004

Le silence règne sur la place du Palais de justice de Dunkerque. Un silence pesant partagé par des centaines de personnes venues de toute la région du Nord- Pas-de-Calais pour dire leur colère, leur détermination, mais aussi leur souffrance. Elles ont répondu à l’Appel des 140 veuves de Dunkerque. Ces femmes de salariés morts de l’amiante n’acceptent pas le non-lieu rendu par le tribunal de Dunkerque, puis sa confirmation en 2004 par la cour d’appel de Douai après la plainte de quatre salariés victimes de l’amiante.

Elles ont lancé un appel à lutter "jusqu’à ce que justice soit rendue et que toutes les responsabilités soient établies". Elles donnent rendez-vous toutes les trois semaines aux victimes de l’amiante devant le palais de justice pour déposer de nouvelles plaintes, demander l’ouverture spontanée d’une information judiciaire sur les causes de ce drame sanitaire. Et ce jusqu’à ce qu’elles obtiennent la tenue d’un procès pénal. Avec les photos de leur mari

A l’instar des Folles de la place de mai, qui, en Argentine, réclament la vérité et la justice sur leurs enfants et petits-enfants disparus pendant la dictature, ces veuves ont décidé d’occuper le haut du pavé et de mettre des visages sur les noms de ces hommes morts pour avoir voulu gagner leur vie.

En ce 15 décembre, jour de la première marche pour la justice, les veuves font bloc, entourées de centaines de salariés qui ont travaillé dans l’amiante et ont été contaminés.

Certaines d’entre elles tiennent des pancartes sur lesquelles elles ont collé les photos de leur mari. Et c’est un véritable choc de porter ce visage sur la place publique. Un choc pour elles-mêmes comme pour les anciens collègues des disparus et les autres salariés. Voir ces femmes brandir la photo de leur mari, dont certains n’avaient même pas l’âge de la retraite, émeut plus d’un manifestant.

Saisies par l’émotion, stressées d’être photographiées de tous côtés, soumises par les journalistes à des questions qui ravivent leur douleur, certaines veuves pleurent au départ de la marche. Puis elles se reprennent et racontent le sentiment d’injustice qui les anime.

Elles témoignent du courage qui leur a fallu pour épauler leur mari malade ; du courage qu’il a fallu garder pour obtenir la reconnaissance de la maladie professionnelle  ; du courage qu’il leur faut encore pour affronter le regard de ceux qui pensent qu’elles vivent maintenant grâce à la mort de leur mari ; du courage nécessaire enfin pour se porter partie civile et mener ce combat pour la justice, tout en risquant des non-lieux qui tuent leurs époux une deuxième fois.

Trouver le courage de se battre

« On ne peut pas accepter que quelqu’un meure parce qu’il a travaillé pour gagner sa vie », s’indigne Monique Heyse. « Je me bats au pénal parce que c’est important de mettre des visages, des noms sur les personnes qui ont empoisonné mon mari. » Alain Heyse est resté dix ans aux Chantiers de France. « Il travaillait dans des nuages d’amiante mais ne savait pas que c’était dangereux. Il est mort d’un mésothéliome. Il avait 59 ans. » Monique a saisi le tribunal des Affaires de la Sécurité sociale de Lille qui a reconnu que le décès de son mari était dû à une faute inexcusable de son employeur.

Le cortège manifeste silencieusement autour du Palais de Justice. En tête du cortège, la banderole  : « Nos empoisonneurs doivent être jugés sans délai » .

« Chaque jour, dix d’entre nous sont tués »

Pierre Pluta, président de l’Ardeva, se fait le porte-parole des manifestants  : « Je ne veux pas que l’affaire de l’amiante se termine comme les autres affaires de santé publique par la phrase : « ni coupable, ni responsable  » alors que dix d’entre nous sont tués chaque jour en France à cause de l’amiante ! »

Autour de lui, les portraits des victimes décédées, les visages graves des malades ou des salariés venus par solidarité reflètent la terrible réalité d’une région sinistrée par l’amiante, d’une région où ce qui faisait la fierté des ouvriers s’est retourné contre eux, où le travail s’est transformé en un monstrueux boomerang. Et si l’on est atteint dans sa chair, on l’est aussi dans sa fierté professionnelle. « On a fait des paquebots, des méthaniers, des pétroliers. J’aimais mon métier, témoigne Pierre Carpentier, ancien ajusteur à la Normed. On partait de rien, on montait le bateau. Et puis on allait l’essayer en mer. »

Et l’amiante ? Le secrétaire général de l’Ardeva, aujourd’hui atteint d’asbestose, se souvient : « Dans le compartiment moteur, l’amiante était broyé sur place et projeté sur les cloisons des soutes à fioul avec de la colle, sans masque. La poussière d’amiante nous descendait dessus comme de la neige en hiver. On la voyait, on la respirait, on était tout blanc. Le soir, on mettait un coup d’air comprimé dessus pour la retirer de nos bleus »

« Je veux qu’on sanctionne les responsables »

Délégué de la sécurité au sein de l’Organisme professionnel de prévention du BTP (OPBTP), le mari de Lydia Tonolo était fier de son métier.

« Il croyait être protégé et protéger les autres puisqu’il se battait pour faire appliquer la réglementation lors de ses visites sur les chantiers  », raconte sa femme. Antonio Tonolo est mort d’un mésothéliome en 2001. « Je veux qu’on sanctionne les responsables, martèle sa femme. Parce que ce n’est pas normal de laisser faire ça. Avec le Fiva, on est indemnisé et après c’est tout. Cela ne me suffit pas. Je veux que l’Etat soit reconnu coupable. Il y avait en France un lobbying politique et financier. L’industrie de l’amiante payait des chercheurs, des inspecteurs du travail pour nier les effets pathogènes de l’amiante. Je veux qu’ils paient très cher. »

Si les victimes, les veuves ou les enfants des victimes veulent aujourd’hui aller au pénal, c’est pour que la justice continue l’instruction pénale en direction des industriels de l’amiante, des pouvoirs publics, des organes de veille sanitaire et des employeurs qui n’ont pas protégé les salariés alors qu’ils connaissaient les dangers de l’amiante. C’est pour comprendre qui est responsable de cette catastrophe sanitaire et juger les empoisonneurs devant un tribunal correctionnel. L’exigence de nombreuses victimes dépasse la question de l’indemnisation.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°15 (février 2005)