L’Eternit à Vitry-en-Charollais, j’y ai travaillé pendant 32 années, en poste 3x8 heures et de 1957 à 1989, je n’ai jamais cessé d’être exposé aux poussières d’amiante.

Nous n’avions ni masque, ni gants, ni tablier...

Pendant près de 27 ans, j’ai coupé du Fibrociment composé d’amiante sur une ligne de fabrication de plaques ondulées. Jusqu’à la fin des années 70, aucune mesure n’a jamais été prise pour éviter, ni même réduire l’exposition des ouvriers à l’amiante. L’amiante était broyé à sec et remplissait l’atmosphère confinée de l’usine.

Pour nous autres, ouvriers de fabrication, il n’y avait aucun moyen d’y échapper, d’autant que nous n’avions déjà aucune protection adaptée à la pénibilité du travail : ni masque, ni protège oreilles, ni gants, ni tablier. Alors, il nous arrivait même d’utiliser des sacs de poudre d’amiante pour nous protéger les mains et les genoux lors de travaux particulièrement difficiles comme le nettoyage des machines.

Le chauffage s’effectuait par aérotherme sans filtrage et en circuit fermé. Nous faisions le nettoyage hebdomadaire des locaux et des emplacements de travail avec de simples balais, sans aspiration préalable. Pour le nettoyage annuel des machines, nous utilisions des barres à mine pour pulvériser les résidus de Fibrociment. On le faisait généralement l’été, l’air était brûlant et irrespirable, une poussière épaisse filtrait en permanence les rayons du soleil.

Ces conditions de travail n’ont quasiment jamais changé durant ma période d’activité à Eternit, tant les quelques mesures prises à la fin des années 70 furent pour le moins symboliques et inefficaces. Car aucun système de filtrage ou de recyclage d’air n’a jamais été installé, et, malgré les broyeurs humides utilisés alors, la poussière était toujours palpable.

C’est en 1984 que j’ai pris un poste de démoulage de plaques ondulées. L’ironie du sort a voulu que je remplace à ce poste Monsieur Roger Talbot, l’un de mes anciens collègues, habitant dans le même immeuble que moi, voisin de palier et ami de longue date, décédé en août 1980 d’un mésothéliome déclaré six mois plus tôt. Il avait subi un véritable calvaire et j’en avais été le témoin « privilégié ».
C’est à cette même époque, qu’un autre voisin, Monsieur Plonski, est décédé des suites de cette même maladie : il travaillait également à l’Etemit.

Pour le médecin du travail, mes poumons étaient « en bon état »

Évidemment, je m’étais alors inquiété et j’avais cherché quelques explications auprès du médecin du travail qui m’indiquait cependant chaque année que l’état de mes poumons était satisfaisant et sans jamais évoquer le moindre risque de généralisation de cette maladie.
On nous laissait penser que cette maladie touchait seulement quelques rares personnes plus sensibles que les autres et prédisposées à développer cette maladie. Tous ceux qui étaient censés devoir s’informer au regard de faits aussi graves, selon le principe de précaution, et qui en avaient les moyens, à commencer par les médecins du travail, les représentants du CHSCT, les inspecteurs du travail, les responsables et dirigeants de l’Entreprise, ne nous ont jamais avertis du moindre risque.
Pourtant, avec tout ce que j’avais déjà vu, le moindre signe d’alerte sur la véritable nature du danger de l’amiante m’aurait amené sans aucun doute à chercher un autre emploi. Car en effet, avec un permis "Poids Lourd" en poche que j’avais obtenu en servant la France pendant 27 mois au Maroc quelques années plus tôt, il m’eût été alors très facile de continuer à faire vivre ma famille sans être obligé de prendre des risques aussi importants pour ma santé. Mais je n’ai malheureusement jamais rien entendu jusqu’en 1997, 8 ans après avoir cessé mon activité professionnelle.

C’est cette année-là que "l’affaire" de l’amiante, fortement médiatisée, m’a fait prendre conscience du risque que j’encourais réellement : celui de la maladie incurable et d’une mort programmée.

Mais il était malheureusement déjà trop tard.

C’est seulement à cette époque, fin 1996, que l’usage de l’amiante fut interdit et que l’on nous apprenait dans le même temps :

- Que le danger réel et meurtrier de l’amiante était connu depuis près de 100 ans,

- Que le cancer de l’amiante était reconnu maladie professionnelle depuis 1947,

- Que l’Angleterre avait pris des mesures très importantes contre l’usage de l’amiante depuis 1931 et que les Etats-Unis l’avait complètement interdit depuis 1950,

- Qu’il a fallu attendre le 17 août 1977 pour que la France réglemente le taux de concentration d’amiante dans l’atmosphère inhalée par un salarié ; une démarche néanmoins illusoire qui ne pouvait prétendre être suffisante et adaptée, puisque la première étude sérieuse sur le sujet ne sera diligentée par l’État que beaucoup plus tard, en 1995,

- Que l’État français a une nouvelle fois attendu le 27 mars 1987 pour transposer des normes européennes édictées le 19 septembre 1963 et plus contraignantes pour les Industriels de l’amiante,

- Que ces Industriels, parmi lesquels Etemit, ont financé le Comité Permanent Amiante qui a toujours prôné l’usage de l’amiante jusqu’en 1995 en imposant la raison économique au détriment de la santé publique, ... de ma santé et de ma vie, comme de celles de tant d’autres camarades que je croise régulièrement lors de mes fréquents séjours à l’hôpital.

Si j’ai longtemps hésité à faire le pas de la déclaration de maladie professionnelle, et même si je me sentais de plus en plus essoufflé depuis plusieurs années, c’était certainement pour conserver le plus longtemps possible l’espoir d’être préservé de cette maladie. Mais aussi parce que rien ni personne ne m’a encouragé à faire cette démarche.
J’ai d’abord demandé un scanner en insistant auprès de mon médecin traitant en Février 2001 alors qu’il ne le jugeait lui-même pas vraiment nécessaire. Cet examen a pourtant révélé que j’étais atteint de l’asbestose.

Je n’avais jamais mis les pieds dans un hôpital...

Le scanner correspondant ayant été ensuite "égaré" par les services de l’Hôpital Public, j’ai dû en refaire un nouveau en septembre de la même année pour mon dossier de déclaration de maladie professionnelle.
On m’a alors annoncé un mésothéliome, le cancer de la plèvre, appelé aussi le cancer de l’amiante.

Je me bats désormais chaque jour contre cette maladie, malgré les examens et opérations chirurgicales de toutes sortes, les séjours hospitaliers, les séances de radiothérapie et de chimiothérapie harassantes et surtout malgré la peur du lendemain.

Jusque là, et à 67 ans, je n’avais encore jamais mis les pieds dans un hôpital en tant que malade, j’avais une vie saine, épanouie et très active : j’étais garde de chasse, chasseur, pêcheur, jardinier, bricoleur, danseur,....

Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un malade qui regarde souffrir quotidiennement son épouse, ses enfants et ses proches et qui espère ne pas les avoir empoisonnés en ramenant, et ce durant des années, des poussières d’amiante imprégnées dans les bleus et les chaussures de travail qui étaient lavés à la maison ou, pire encore, des pommes de terre achetées à la coopérative de l’Eternit et livrées dans des sacs tout juste vidés de leur amiante.

Un autre de mes anciens collègues, Monsieur Paul Gonnard, est décédé dernièrement sous mes yeux alors que nous partagions la même chambre à l’hôpital pour les mêmes raisons.

Je vis depuis dans l’angoisse et
je me demande souvent pourquoi tout ce mal, que ma famille et
moi-même subissons, n’a pas été évité alors qu’il aurait pu l’être très simplement comme c’est le cas dans d’autres pays. D’autant plus que l’amiante n’était pas indispensable puisqu’il a bien été remplacé par d’autres matériaux depuis qu’il est interdit.

Qu’ils aient le courage d’assumer leur responsabilité

Comme me le faisait remarquer dernièrement et peu de temps avant son décès, mon ami Stéphane Piotrowski, ancien ouvrier d’Eternit, atteint également du cancer de l’amiante, je fais désormais partie de la Grande Famille des victimes de la négligence des Industriels de l’amiante et des responsables de l’État français.

Je souhaite qu’ils puissent trouver le courage d’assumer leur responsabilité comme nous autres, les victimes, devons trouver celui d’endurer les préjudices irréparables causés par cette maladie.

Fait le 10 janvier 2002
à Paray-le-Monial


Articles parus dans le Bulletin de l’Andeva N° 16 (avril 2005)