Elles ont eu la satisfaction de voir un tribunal reconnaître la faute inexcusable de l’employeur et indemniser leurs préjudices. Mais rien ne remplacera la perte d’un époux ou d’un père.

Dans le bulletin N° 14 une double page évoquait les conditions de travail des projeteurs d’amiante chez Wanner Isofi. L’article parlait de Daniel et Christian, deux frères, morts de l’amiante. Leurs veuves ont voulu apporter leur témoignage sur les moments douloureux qu’elles et leurs filles ont vécu, mais aussi sur le combat judiciaire qu’elles ont eu le courage de mener.

J’avais quarante-trois ans

« J’avais 43 ans quand Daniel est décédé, explique Jocelyne. « Les moments les plus durs furent les derniers mois avant son hospitalisation  : aller travailler en le laissant assis sur une chaise où il venait de passer la nuit, le téléphone devant lui avec mon numéro au bureau. Un jour on m’a appris que le SAMU l’avait transporté à l’hôpital de Créteil. Pour lui rendre visite, j’avais 32 stations de métro avant d’arriver... Le mois de décembre 1988 restera dans ma mémoire toute ma vie. La dernière semaine les médecins l’avaient endormi. Il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre qu’on me dise : « votre mari est mort. »

Et puis il y eut l’absence : savoir qu’il ne sera plus jamais là. Imaginer encore l’entendre frapper. Subir la solitude, le chagrin, et voir la tristesse de sa fille, qui n’admet pas l’injustice de perdre son père à 16 ans.

Janine, sa belle-sœur, avait 49 ans lorsque Christian est mort. Coralie et Aurérila, ses filles, avaient 25 et 22 ans. Elle évoque la période de sa maladie, qu’elle a ressenti comme une longue déchéance physique, morale et mentale, les soins longs, pénibles et douloureux et l’issue fatale. « II se savait condamné, mais gardait tout de même un petit espoir ».

« Comment s’en sortir après avoir vécu tout cela, avec lui qui n’est plus là, qui ne sera plus jamais là ? La solitude, le désespoir, vivre sans lui. Il faut se redresser, vivre dans son souvenir, toutes les trois, s’aider mutuellement, même si cela ne sera plus jamais pareil. Et puis le temps passe. On pense toujours à lui. Pourquoi est-il mort si jeune ? S’il n’y avait pas eu l’amiante, il serait en vie et en bonne santé et nous serions toujours une famille unie et heureuse

Se battre pour que tout le monde sache

Alors vient le moment de se battre pour le venger, pour nous sentir mieux, pour que le monde sache comment l’amiante peut détruire une famille. ».

Cyrille, la fille de Jocelyne et de Daniel avait 16 ans lorsqu’elle a perdu son père. « Le plus dur, explique-t-elle, c’est d’accepter. Il faut surmonter ses angoisses, sa peur, sa tristesse. Se forcer à penser à autre chose. Faire des projections sur l’avenir. Et tout doucement, jour après jour, on se rend compte que la vie devient moins dure. Parfois elle peut être belle. Il faut reprendre le dessus. Il faut se battre, pour lui, pour nous, pour qu’il soit fier de nous ».

Pour Janine, la décision d’engager une action en faute inexcusable de l’employeur ne fut pas facile à prendre. « Il fallait remuer tout cela de nouveau... »

Pour Jocelyne aussi ce fut difficile. « On avait mis de côté beaucoup de choses. C’était dur de les faire ressortir au moment où l’on commençait à aller mieux. Mon mari s’était battu pour faire reconnaître sa maladie professionnelle. J’ai reçu un coup de fil de la Sécurité sociale m’annonçant qu’il était reconnu un quart d’heure après le coup de fil de l’hôpital m’annonçant qu’il venait de mourir. Ce souvenir restera gravé en moi pour la vie ».

Je n’avais jamais mis les pied dans un tribunal

Et pourtant elles ont décidé toutes les deux d’engager une action judiciaire. « Daniel et Christian étaient deux bagarreurs qui refusaient l’injustice  » explique Jocelyne. « Mon mari aurait voulu qu’on le fasse, dit Janine. J’en ai discuté avec mes filles. Et puis on a pris la décision  ».

Aller en justice, c’est d’abord s’avancer sur un terrain inconnu. « Je n’avais jamais vu une salle d’audience, sauf à la télé, raconte Jocelyne. Nous avons beaucoup apprécié le travail des avocats. Avant l’audience, nous avons pu lire les conclusions
qu’avaient rédigées François Lafforgue et Sylvie Topaloff. C’était tout ce que nous avions vécu. Ils avaient fait un travail énorme. C’était poignant. La plaidoirie de François a ému l’auditoire. Elle était sobre et émouvante. Il a parlé avec des mots simples de ces deux frères tués par l’amiante et des conséquences sur les deux familles. Nous avons pleuré en l’écoutant. »

« Notre avocat a su se mettre à notre place, dire ce que nous ressentions, dit Cyrille. Nous avons écrit une lettre pour remercier François et Sylvie. La plaidoirie adverse a essayé de défendre l’indéfendable... »

L’amitié des collègues de travail

« Les collègues de travail connaissaient Daniel et Christian depuis quinze ans, dit Jocelyne. Ils n’ont pas hésité à faire des témoignages. Leur amitié nous a soutenues. Ils ont tenu à venir à l’audience. »

Le Tribunal des Affaires de Sécurité sociale de Meaux a condamné l’employeur. Avec des indemnisations bien plus élevées que d’ordinaire. « J’étais satisfaite, mais aussi un peu perturbée, raconte Janine. En fait j’étais surtout contente pour mes filles ».

« Ce n’est pas pour l’argent que nous nous sommes battues. Jusqu’à 50 ans, j’ai toujours vécu sans en avoir beaucoup. Nous avons obtenu justice. La responsabilité de l’employeur est reconnue. Mais cela ne nous rendra jamais ce que nous avons perdu ».

Nous irons jusqu’au bout

« Ce procès, je l’attendais depuis longtemps, explique Cyrille. Ma mère a hésité. Pour moi une faute grave avait été commise. Il était normal d’aller en justice. Il fallait leur faire payer. C’était le seul moyen. L’employeur fera peut-être appel, pour gagner du temps. Mais nous irons jusqu’au bout. Etre indemnisé c’est normal. Il n’y a pas à culpabiliser. Nous tenons à remercier l’Addeva 93 et l’Andeva qui nous ont conseillées, accompagnées et soutenues jusqu’au procès, et nous ont permis d’être bien défendues  »


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva (avril 2005)