Le mouvement des veuves et des victimes de Dunkerque a forcé l’admiration de tous. Comment a-t-il commencé ?

En octobre 2003 nous nous étions déjà retrouvés sur les marches du Palais de Justice de Dunkerque. J’ai lu, un par un,les noms des disparus. A chaque nom, les manifestants criaient : « mort, empoisonné, les empoisonneurs doivent être jugés ! ».

Les procédures judiciaires s’enlisaient. Des plaintes avaient été déposées en 1997, plusieurs directeurs avaient été mis en examen en 1999. Depuis, malgré de multiples relances le procureur ne répondait pas à nos lettres. Nous avons ressenti le besoin de manifester pour débloquer la situation. En lisant ces noms, nous voulions faire comprendre à l’opinion publique que c’étaient des êtres humains qu’on avait tués, et non de simples numéros.

A Dunkerque la mobilisation a donc commencé il y a deux ans. Oui. Avant la décision de non lieu, nous avons donc fait deux manifestations importantes : l’une à Dunkerque, l’autre à Douai. Nous avions décidé d’agir, car nous redoutions une décision défavorable. Nous étions plus d’un millier dans les rues de Douai. Un policier motorisé est venu nous dire : « le procureur souhaite vous rencontrer  ». Cette rencontre, que nous demandions depuis plusieurs années, était devenue possible... le jour de la manifestation. La discussion avec le procureur a renforcé nos craintes. L’annonce du non lieu et de sa confirmation ont dû être pour vous des moments difficiles. Ce furent des moments très éprouvants pour les familles des victimes. Nous avons pris ces décision de justice comme un coup de massue sur la tête. L’attente du verdict en appel avait été interminable. La décision avait été plusieurs fois reportée. Le 15 juin, la greffière est sortie nous donner le résultat  : confirmation du non lieu ! Nous étions assommés ; nous avions le sentiment d’être dans une impasse.

Et puis, très vite, quand la nouvelle a été connue, les coups de fil de veuves et de victimes ont commencé à affluer. Tous disaient la même chose : « on ne peut pas en rester là ». Il fallait trouver une issue. Nous avons donc décidé de faire appel de cette décision devant la Cour de Cassation. Mais cela ne suffisait pas. Nous savions trop bien comment s’étaient terminées d’autres affaires de santé publique, comme le sang contaminé : les magistrats n’avaient trouvé ni responsable, ni coupable. J’ai passé des nuits blanches. Il n’était pas possible que cela se termine de la même façon. Il fallait réagir.

C’est ainsi qu’a germé l’idée des marches des veuves. Elle a pris forme progressivement. Nous voulions faire une action forte, qui attire l’attention des médias, (qui avaient complètement minimisé la portée de ce non lieu). Nous avons longuement discuté dans notre région et au bureau de l’Andeva. L’idée d’une manifestation à Paris a été lancée, mais on sentait bien que la première chose à faire était construire d’abord, à Dunkerque, quelque chose de très fort et qui dure. Nous avons alors commencé à prendre contact avec les veuves de notre association, une par une, et nous avons mis au point un plan de bataille.


Quelles décisions d’action avez vous prises ?

Nous avons décidé de tenir une réunion le 25 novembre 2004 avec deux buts : donner le coup d’envoi à une mobilisation prolongée de portée nationale à Dunkerque, et alerter l’opinion publique sur le risque de voir la loi Fauchon utilisée pour amnistier les responsables de catastrophes sanitaires.

Nous avons commencé la réunion par un débat contradictoire sur cette loi. Puis nous avons appelé les participants à se mobiliser. Devant 700 personnes, Monique Heyse, la porte-parole, a lu un appel écrit par les veuves elles-mêmes. C’était poignant. Dans la salle étaient disposées 140 effigies qui représentaient les 140 disparus. Ce fut un moment d’émotion très fort. Je n’ai pas pu retenir mes larmes. La salle était bondée. Il y avait des gens partout. On sentait que cette fois-ci la coupe était pleine. Il y avait une attente, une volonté d’agir très forte. Cela nous a fait chaud au cœur.

Comment est venue l’idée de défiler avec les photos des maris décédés ?

Dans les premières manifestations nous avions porté des pancartes avec le dessin d’un visage triste en effigie, qui symbolisait les visages de tous les disparus.

Un jour, une veuve m’a posé la question : « Pierre, ne penses tu pas qu’on pourrait remplacer les effigies par des photos de nos maris ? ». Je lui ai répondu  : « jamais je n’aurais osé te le proposer ». Quelques veuves ont commencé à défiler avec des portraits, et cela a fait tâche d’huile.

Comment ont réagi les médias après le 25 novembre ?

L’écho a été considérable, avec des coups de fil sans arrêt des journalistes. Après la première marche des veuves et des victimes, l’impact a été encore plus grand dans la presse, les radios, la télé...

Comment l’expliques-tu ?

Quand ils regardent la télévision, les gens sont abreuvés de chiffres. On parle de 3000 morts, de 5000 morts sur les routes. Cela devient presque abstrait. Nous, nous voulions leur faire comprendre que l’amiante c’est dix morts par jour. Les photos, ce sont des êtres humains, parfois très jeunes, qui sortent enfin de l’ombre. Ce sont des ouvriers qui voulaient simplement gagner leur vie, et qui l’ont perdue. Cela rappelle tellement de souffrances…

Quel a été l’impact sur la population de votre région ?

Ce mouvement a eu une popularité incroyable. Les gens en parlent au café ou dans la rue. Ils se posent des questions. Quand ils nous voient défiler, ils expriment leur compassion et nous encouragent.


Comment vous êtes-vous organisés pour tenir si longtemps ?

Manifester toutes les trois semaines, c’est très lourd. Il y a un risque d’essoufflement. Les veuves étaient déterminées à aller jusqu’au bout. Nous avions décidé de continuer coûte que coûte, même si la mobilisation baissait. J’en avait fait la promesse. En fait la mobilisation n’a jamais baissé. De janvier à juin, nous avons défilé dix fois. Il n’y a jamais eu moins de 400 personnes. Je voudrais dire ici toute ma reconnaissance envers l’équipe du conseil d’administration de l’Ardeva Nord - Pas-de Calais., sa volonté, sa disponibilité, son courage, sans lesquels rien n’aurait été possible.

Votre détermination a été renforcée par tous ceux qui sont venus vous soutenir à Dunkerque .

Oui, les associations de l’Andeva se sont relayées pour venir. Certains se levaient à 3 heures du matin pour être avec nous à 10 heures 30. Les amis belges de l’Abeva ont fait le voyage. Il y a eu des manifestations à Toulon, à Bergerac, à Fos-sur-Mer... C’est un formidable encouragement à continuer. Il y a eu une grande solidarité ouvrière : métallos, verriers, mineurs, dockers, pêcheurs sont venus nous soutenir. Qu’ils soient CGT, CFDT, CFTC ou FO, ils ont compris que nous défendions une cause humaine, qui dépasse les étiquettes syndicales.

Vous vous êtes aussi adressés aux politiques ?

Nous avons écrit aux 880 députés et sénateurs du pays, en leur demandant de se prononcer pour une révision de la loi Fauchon. Cette loi devait protéger les petits maires ; elle sert à amnistier les industriels. Quand on fait une erreur, il faut la reconnaître. A ce jour 50 députés et sénateurs ont pris position pour une révision de cette loi.

Où en est-on aujourd’hui ?

Nous souhaitions que les dossiers soient transmis aux magistrats spécialisés du pôle de santé publique à Paris. Les choses n’avançaient pas. J’ai téléphoné au procureur, pour lui annoncer que, si rien ne bougeait, nos occuperions le Palais de Justice. Le ministre de la Justice a envoyé une circulaire qui répondait à notre demande. Mais la partie est loin d’être gagnée pour autant. La Cour de cassation devrait se prononcer en novembre. Les juges d’instruction du pôle santé manquent de moyens. Le risque d’un enterrement de première classe n’est pas écarté. C’est pourquoi Il faut maintenir la pression. De nouvelles plaintes pénales ont été déposées dans d’autres régions. La priorité aujourd’hui c’est de se mobiliser tous ensemble à Paris le 15 octobre.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°17 (octobre 2005)