LES MARCHES DE DUNKERQUE FONT LA PAUSE
Une leçon de courage et de ténacité

De toutes les couleurs, 238 ballons s’élèvent jusqu’à disparaître au-delà des nuages, portant chacun le prénom d’une des 238 victimes que compte l’association du Nord-Pas-de-Calais. « Puissent chacune d’elles porter très haut le message qui ferait enfin prendre conscience de l’absurdité qui consiste à privilégier les intérêts économiques d’une poignée d’individus sans scrupule au prix du sacrifice de la santé et de la vie de toute une population ».

Ce 28 janvier 2006, devant 400 manifestants, Pierre Pluta prend la parole avec grande émotion au terme de cette quatorzième marche des veuves et des victimes de l’amiante. A celles et ceux qui, depuis plus d’un an, se retrouvent toutes les trois semaines, en une marche silencieuse devant le palais de justice de Dunkerque, il annonce une pause. Deux exigences majeures portées durant ces marches viennent d’être satisfaites : l’ouverture d’une information judiciaire et la création d’une cellule d’officiers de police judiciaire pour le dossier de l’amiante. Il faut maintenant laisser aux magistrats du pôle de santé publique le temps d’instruire le procès pénal de l’amiante.

« Tout ceci a été obtenu grâce au courage des veuves et des victimes elles-mêmes, à notre ténacité, notre détermination, à notre combat pour la justice contre l’oubli, rappelle-t-il. Sans cela, rien n’aurait bougé et les responsables de cette catastrophe sanitaire auraient pu, l’âme en paix, continuer à nous regarder souffrir et mourir dans l’indifférence. »

Certes, le combat n’est pas fini. Mais l’annonce de cette pause en prend plus d’un au dépourvu. A la satisfaction d’avoir gagné sur ces exigences se mêle une tristesse, la peur de se séparer, de se retrouver seul, chacun chez soi, dans le deuil ou la maladie. Ces marches sont devenues pour beaucoup et notamment pour les veuves un réel besoin.
Et pourtant qui aurait parié il y a un an que ces marches tiendraient sur la durée, qu’elle réuniraient à chaque fois des centaines de personnes, avec des délégations de toute la France et de l’étranger, qu’elles obtiendraient ce que des années de démarches et de cris de colère n’avaient pu obtenir ?

« Lorsque j’ai fait cette proposition en novembre 2004, on m’a pris pour un fou, témoigne Pierre Pluta. Mais on venait de se prendre gifle sur gifle. Le mépris, nos morts invisibles et cette fin de non-recevoir de la part du tribunal de Dunkerque, c’était trop, on n’en pouvait plus. »
En Argentine, les « folles de la place de Mai », à la recherche d’un fils, d’un père ou d’un époux disparu durant la dictature, marchaient tous les jeudis sur une place de Buenos-Aires, « pour que la vérité soit faite ».
A Dunkerque, 140 veuves de l’amiante ont relevé le défi en lançant un appel en novembre 2004 : « Nous sommes déterminées à nous battre, à lutter le temps qu’il faudra afin que justice soit rendue, que les responsabilités, toutes les responsabilités soient établies. A ce moment-là seulement, notre deuil pourra commencer. »

Anne MARCHAND

 


QUELQUES DATES

25 novembre 2004 : réunion publique à Dunkerque. Appel de 140 veuves.

15 décembre 2004 : première marche silencieuse autour du Palais de justice.

12 janvier, 2 février, 23 février, 16 mars, 6 avril, 27 avril : les marches continuent à Dunkerque.

12 mai 2005 : le Garde des sceaux demande que toutes les procédures pénales amiante soient transmises aux pôles de santé publique..

18 mai, 8 juin, 29 juin,
28 septembre
 : les marches se poursuivent autour du Palais de justice.

15 octobre 2005 : près de 5000 personnes défilent à Paris pour un procès au pénal de l’amiante.

18 octobre 2005 : audience à la Cour de cassation ; les victimes demandent que le non lieu rendu suite à la plainte de quatre victimes de l’amiante soit cassé ; le procureur général intervient en ce sens..

9 novembre : nouvelle
marche à Dunkerque.

Le 15 novembre : la Cour de cassation confirme le non-lieu pour raisons de forme.

7 décembre : treizième
marche à Dunkerque.

12 décembre 2005 : le
procureur de Dunkerque ouvre « spontanément » une information judiciaire. C’est une première dans l’affaire de l’amiante.

4 janvier 2006 : L’Ardeva et l’Andeva sont reçues par le procureur de Paris qui propose un rendez-vous régulier tous les trois mois pour suivre le dossier de l’amiante.

26 janvier 2006 : une cellule d’officiers de police judiciaire dédiée aux affaires pénales sur l’amiante est créée.

28 janvier 2006 : quatorzième marche à Dunkerque.

 


Treize marches à Dunkerque, une manif nationale à Paris, des dizaines de rencontres avec les pouvoirs publics, des magistrats, des politiques...

OÙ EN EST LA BATAILLE DU PÉNAL ?

Près de 13 mois durant, les veuves de Dunkerque ont défilé, portant à bout de bras un visage aimé avec une impressionnante dignité.

Se faire entendre… silencieusement

Chacune a dû puiser en elle pour repousser ses limites, ses peurs, ses inhibitions, accepter de réveiller une douleur qu’elle s’efforçait d’enfouir.
Sur les premières pancartes, ce fut une simple effigie. Bien vite, les photos des maris ont remplacé les portraits anonymes. A la première marche, la gêne était au rendez-vous pour ces femmes guère habituées à se faire remarquer.

Puis « c’est devenu comme une nécessité, aller au-delà des froids bilans comptables, montrer les visages des victimes, témoigner de vies fauchées, de familles brisées ».

Les témoignages de solidarité affluent : des associations venues de toute la France, et même des pays frontaliers, des élus, des responsables politiques, des syndicalistes…

La presse est à tous les rendez-vous. Journaux, radios, télés... semblent découvrir l’ampleur de la catastrophe. A Dunkerque, des équipes belges côtoient des collègues allemands, suisses…, mais aussi japonais.

Qu’il pleuve ou qu’il vente

L’expérience est inédite. Il a fallu apprendre en faisant, avec tout à la fois anxiété et énergie.

Il faut tenir, toutes les trois semaines, qu’il pleuve ou qu’il vente, éviter l’usure. La fatigue est souvent au rendez-vous : les manifestants ne sont plus tout jeunes, éprouvés par le travail, la maladie, le deuil.
« Ce fut lourd à porter, témoigne Pierre Pluta. A peine une marche se terminait qu’il fallait préparer la suivante, mobiliser les gens, sensibiliser les élus, répondre aux médias… »

Après chaque marche, un compte-rendu, une revue de presse avec la liste des délégations sont adressés au réseau Andeva. Le but est d’informer pour étendre le mouvement.

En mars 2005, des membres de la mission amiante du Sénat viennent à Dunkerque rencontrer les représentants de l’Ardeva. Une pétition lancée contre la loi Fauchon recueille les signatures de nombreux parlementaires. Après des années d’immobilisme, les choses se mettent à bouger du côté de la justice. En mai 2005, une circulaire du Garde des Sceaux demande que toutes les procédures pénales amiante soient transférées des tribunaux régionaux aux pôles de santé publique. «  Jusqu’alors, la justice ne prenait aucune initiative. On avait dû attendre 10 ans pour recevoir une décision de non lieu. Là, face à notre détermination, elle faisait preuve d’un peu de courage. C’était un signe. »

La mobilisation s’élargit. A Paris, le 15 octobre, près de 5 000 personnes venues de toute la France se retrouvent pour une marche silencieuse de la place Saint-Augustin jusqu’au ministère de la Justice pour exiger un procès pénal de l’amiante. Ils sont tous là : les ouvriers d’Eternit, des chantiers navals, de la RATP, les femmes d’Amisol, les cheminots, les verriers... Les veuves de Dunkerque défilent en tête. Bouleversés par l’émotion les manifestants posent devant elles des fleurs blanches pour leur rendre hommage.

Trois jours plus tard, le Procureur général demande que tous les non-lieux prononcés soient cassés, pour que les plaintes puissent être réexaminées.

Vient le moment où la Cour de cassation doit se prononcer sur la plainte déposée en 1997 par les familles de quatre victimes dunkerquoises et par l’Ardeva, Elle s’est soldée par un non lieu confirmé par la cour d’appel de Douai. C’est donc le «  jugement de la dernière chance »

De l’espoir à l’abîme

Les veuves et les victimes sont venues nombreuses. Remplies d’espoir, fébriles. La décision est rendue en cinq minutes. Elle est lapidaire : non-lieu confirmé, pour des raisons de forme.

C’est l’effondrement. « Nous avons l’impression que nos maris ont été assassinés deux fois, une fois par l’amiante et la seconde fois par la justice », dira Monique Heyse, porte-parole des veuves. « Ce fut l’une des journées les plus terribles de ma vie, relate Pierre Pluta. Tout tombait à l’eau. On avait perdu. J’étais abattu. Ainsi, on avait fait tout ça pour rien ? »

Il repart à Dunkerque, avec le sentiment d’être au bord de l’abîme.
Dans un communiqué, l’Andeva et l’Ardeva dénoncent l’inertie du Parquet et exigent «  que le Garde des Sceaux les reçoive dans les plus brefs délais ». La colère est à son comble. Des rencontres ont lieu. C’est un dialogue de sourds. L’Andeva dénonce « une mascarade de concertation ».

Et puis, tout s’enchaîne. Quelques jours plus tard, le procureur de la République annonce l’ouverture d’une information judiciaire dans l’affaire de l’amiante. Une première ! « Nous n’y avions jamais eu droit, avec 10 morts de l’amiante par jour en France, alors que deux chiens enragés dans le Sud de la France ont suffi pour qu’une information judiciaire soit ouverte », ironise Pierre.

Mais pas question pour autant de se relâcher, de reprendre souffle : les magistrats qu’ils ont rencontré leur ont répété à maintes reprises qu’ils n’ont pas les moyens humains ni financiers pour travailler sur un dossier aussi vaste et complexe que celui de l’amiante. L’Andeva intervient donc auprès du ministère de la Justice en décembre, puis du ministère de l’Intérieur en janvier pour que les magistrats des pôles de santé publique aient les moyens de faire leur travail.

Une porte s’ouvre. Elle ne se refermera pas. A la veille de la 14e marche, la nouvelle est confirmée : une cellule d’officiers de police judiciaire dédiée à l’amiante est créée. Le soulagement est immense. Après 13 mois de lutte, Pierre annonce la nouvelle aux marcheurs.
Le 14 mars il est reçu au pôle de santé publique par deux juges d’instruction. Pour la première fois, il a l’impression d’être écouté. Il rappelle l’importance d’un procès pénal : « Il ne s’agit pas de faire tomber des têtes mais de dénouer le sac de nœud qui nous a mené à cette catastrophe sanitaire : pourquoi, à quelles fins, qui, comment ? »
Des questions essentielles qui appellent des réponses. « Le temps ne joue pas en notre faveur. Elles étaient 140 veuves en novembre 2004, elles sont 241 aujourd’hui, combien demain ? Nous voudrions connaître ce procès avant d’être six pieds sous terre. Nous restons mobilisés, vigilants, et prêts à reprendre les marches si les choses traînent en longueur. »

Anne MARCHAND

 


 

Nous avons vécu des moments forts, de grand espoir et d’immense découragement

 

Pierre, que retires-tu de cette année de mobilisation ?

Pierre PLUTA : elle a été très intense. Nous avons vécu des moments forts, de grand espoir et d’immense découragement. Le 15 novembre, quand le non-lieu a été confirmé, j’ai failli défaillir. Je ne croyais plus en rien, j’aurais voulu que tout explose...

En découvrant de près le système judiciaire, j’ai aussi renforcé ma colère. Je ne soupçonnais pas un tel manque de moyen. Ni une telle absence de volonté. L’intérêt de quelques uns compte plus que celui de milliers d’ouvriers. Ils peuvent mourir. Personne ne s’en inquiète.

La plus grande leçon que j’aurai apprise est qu’il ne faut compter que sur nous. Si les choses ont bougé, c’est que les victimes elles-mêmes se sont prises en main.

Allez-vous prendre un peu de repos avec cette pause ?

Loin de là ! La couverture médiatique durant les marches des veuves a sensibilisé beaucoup de gens qui rejoignent l’association. Les visites affluent à la permanence. Nous allons embaucher une autre personne pour l’accueil.

Le dossier amiante évolue-t-il dans le bon sens ?

On n’a peut-être jamais autant parlé de l’amiante. Le Sénat puis l’Assemblée nationale ont remis un rapport. Il y a des avancées, mais aussi des blocages et des reculs.

Les députés ont réécrit l’histoire de l’amiante « à la sauce parapluie », sans identifier de responsables, avec beaucoup de complaisance à l’égard des pouvoirs publics, du patronat, du Comité permanent amiante.

Notre prochain rendez-vous avec le procureur adjoint de la République est prévu le 3 mai. Nous verrons bien si les choses avancent ou pas. Jusqu’à obtenir un procès au pénal, il faut continuer à nous serrer les coudes.

 


NE PLUS ÊTRE SEULES

"La marche, ça nous manque, c’était notre combat. On a bien compris que si nous ne bougions pas, rien ne se passerait." Pour Annie Tyrou comme pour d’autres veuves de Dunkerque, l’annonce d’une pause dans les marches fut difficile à vivre. Et pourtant, défiler toutes les trois semaines en portant le portrait de son mari, "on ne s’habitue jamais, c’est pénible à chaque fois de se promener avec lui en sachant qu’il n’est plus là." Mais ce rendez-vous régulier était devenu l’espace où elles pouvaient témoigner de leur colère, de leur "rage", de leur volonté de justice : "Nos maris ne sont pas morts pour rien ! "

Elles ont l’impression aujourd’hui d’être retournées au silence. "Je sais bien qu’il ne s’agit que d’une suspension, et que nous sommes toutes prêtes à repartir au combat. Mais en arrêtant les marches, on a eu l’impression de lâcher." Depuis le mois de mars, elles ont décidé de se retrouver un mercredi par mois au local de l’Ardeva. "On ne sait pas encore très bien ce qu’on fera de ces rendez-vous. Mais nous avions besoin de nous retrouver, de renforcer nos liens, d’apprendre à nous connaître."

Toutes attendent le procès en pénal, s’impatientent sur la lenteur de la justice. Elles s’échangent les dernières infos, se tiennent au courant de l’actualité, s’aident à décrypter le jargon juridique qui leur est étranger. "Et puis on parle beaucoup de nos maris, comment ils ont vécu leur maladie, dans quelles conditions ils sont partis. On a besoin de comprendre et ça nous fait du bien de ne plus être seule avec ces terribles souvenirs."


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°19 (avril 2006)