A Dunkerque, la nouvelle a été accueillie avec un mélange de joie, de fierté mais aussi d’amertume par les victimes et les familles.

une injustice insupportable

« Nous avions déposé une première plainte en 1997, il y a onze ans, explique Pierre Pluta. L’instruction a traîné. En 2003 le juge d’instruction a prononcé un non lieu : il n’y avait ni responsables ni coupables !Cette injustice était insupportable. Il fallait réagir. 140 veuves ont lancé un appel. Les veuves et les victimes de l’amiante ont manifesté toutes les trois semaines pendant un an autour du palais de Justice.<br<
Malheureusement ce non lieu a été confirmé d’abord par la Cour d’appel de Douai, puis par la Cour de cassation. Ce fut pour nous un coup terrible. Nous avions beau savoir que l’arrêt de la cour de cassation ne portait que sur la forme et non sur le fond, et que cela ne fermait pas la porte à d’autres poursuites judiciaires et d’autres mises en examen à venir ; en apprenant cette nouvelle, nous avons eu les jambes coupées.
Les veuves avaient fait preuve d’un courage extraordinaire en décidant de défiler en portant la photo de leur mari décédé, toutes les trois semaines.
Des gens étaient venus de toute la France pour nous soutenir. Avions nous fait tout cela pour rien ?

Les choses ont commencé à bouger

C’était un échec que nous avons vécu douloureusement. Pourtant nous nous sommes vite rendu compte que ces marches et ce formidable mouvement de solidarité commençaient à porter leurs fruits.
Les plaintes ont été regroupées au pôle de Santé publique à Paris, comme nous le demandions. Des moyens supplémentaires ont été accordés aux juges d’instruction. Des poursuites ont été engagées à l’initiative du procureur de la République. Nous avions obtenu satisfaction sur ces demandes. Après discussion, nous avons pris la décision de suspendre les marches.
Certes nous avions avancé, mais, au fil des mois, nous avons senti l’impatience grandir parmi les veuves et les victimes de notre association. Après la pause des marches, beaucoup de veuves avaient le sentiment que la situation était de nouveau bloquée et qu’il fallait relancer la mobilisation. Plusieurs d’entre elles nous ont fait part de leur volonté de reprendre les marches toutes les trois semaines autour du Palais de Justice.
Dans ce contexte la mise en examen des deux directeurs de la Normed a été accueillie avec soulagement : « Non ! nous n’avions pas fait tout cela pour rien »…

C’est pour nous une évidence : ces mises en examen sont finalement un résultat différé de notre mobilisation. En même temps, nous ne pouvons nous empêcher de ressentir une certaine amertume : que de temps perdu ! Onze années ! N’oublions pas que la première plainte, qui a abouti à un non lieu, avait déjà débouché sur trois mises en examen en 1999 : celle des deux directeurs dont on parle aujourd’hui, et celle d’un troisième dont on ne parlera plus, car il est mort il y a trois mois. C’est lui qui avait exercé cette fonction le plus longtemps. Il n’aura plus jamais de comptes à rendre à la justice.

La plainte qui a abouti aux récentes mises en examen a été déposée par un électricien, décédé depuis à 53 ans. D’autres personnes s’y sont jointes : trois veuves et une personne atteinte d’un mésothéliome.
Personne ici n’a oublié les conditions de travail épouvantables qu’il y avait dans tous les ateliers de la Normed. Dans les compartiments machines des navires travaillaient tous les corps de métiers : les mécaniciens, les ajusteurs, les peintres, les menuisiers, les tuyauteurs, les nettoyeurs... dans des conditions effroyables. Ces compartiments étaient hauts comme des immeubles de plusieurs étages. Je me souviens d’y avoir travaillé à côté des calorifugeurs qui projetaient l’amiante à l’aide de pompes sur les cloisons. Une grande partie de l’amiante retombait dans ces compartiments. Tout le monde nageait dans l’amiante. Nous avions des casques, des gants, des bleus, mais aucune protection des voies respiratoires. Quand le nez se bouchait, on se mouchait avec du papier ou un chiffon qu’on avait dans sa poche…
Je suis satisfait de voir des directeurs et des médecins du travail mis en examen. Mais je n’oublie pas qu’ils sont tout en bas de l’échelle. Je souhaite que les industriels de l’amiante et ceux qui ont sciemment dissimulé le danger ainsi que les pouvoirs publics qui ont laissé faire aient des comptes à rendre à la Justice.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°27 (septembre 2008)