« J’étais projeteur d’amiante chez Wanner Isofi »

Je suis entré comme manœuvre chez Wanner Isofi en 1964. J’y ai travaillé plusieurs années. C’est Lucien Marache qui m’a enseigné le travail de monteur-projeteur.

« C’est l’amiante bleu qui était le plus dangereux »

J’ai travaillé sur divers chantiers : dans des centrales thermiques, à Jussieu, dans les sous-stations du métro, dans la grande piscine municipale de Lyon, dans les raffineries notamment à Rennes et Feyzin, à la DCN de Cherbourg, sur les vedettes notamment les vedettes israéliennes, etc. Ces chantiers duraient plusieurs mois.
J’ai fait des flocages d’amiante. Il y avait deux sortes d’amiante : l’amiante gris et l’amiante bleu. C’était l’amiante bleu qui était le plus dangereux.

On ne projetait pas toujours de la même façon. Cela dépendait du support. La brique par exemple absorbait beaucoup d’eau. Il fallait mouiller d’abord, puis faire une passe très fine d’amiante avec de la colle pour que cela s’accroche. Ensuite intervenait le flocage direct. Quand il y avait un poteau, on projetait l’amiante avec une finition d’amiante-ciment appliquée à la taloche pour durcir l’amiante, comme on l’a fait à la Tour Nobel à la Défense ou sur les tuyauteries des centrales thermiques. Sur ces poutres, il y avait jusqu’à 19 centimètres d’épaisseur. On ajoutait un grillage, puis du ciment d’amiante dur.

Quand on cassait cette couche de ciment pour renouveler cette protection, l’amiante tombait en poussière. Le plus dur c’était les parties métalliques. Lorsqu’on floquait les poutres, il y avait des tourbillons qui provoquaient des retours d’air. Les fibres nous revenaient dans la figure.
Lorsqu’on intervenait dans les centrales thermiques, on touchait une prime d’incommodité. A l’origine, elle s’est appelée prime de salissure, puis le mot a été abandonné pour être remplacé par celui d’incommodité. En fait il faut plutôt parler d’insalubrité.

« On voyait l’auréole de poussière en suspension dans un rayon de soleil »

On avait la gorge qui raclait et la bouche desséchée. Il y avait de la poussière d’amiante partout.
Quand il y avait un rayon de soleil, on voyait l’auréole de poussières en suspension dans la pièce. Lorsqu’il y en avait trop, on sortait pour prendre l’air. Mais ce n’était pas toujours possible.

Dans les parkings, il y avait de la place, mais on travaillait aussi dans des caves ou de petites chaufferies mal aérées. L’air était confiné. On intervenait dans des endroits difficilement accessibles.
A l’atelier d’Aubervilliers, rue Danièle Casanova, le personnel qui se trouvait là en journée de travail, avant de partir sur un chantier, projetait de l’amiante sur les pots d’échappement de chars d’assaut et sur les capots d’autobus de la RATP (qu’on faisait en amiante bleu). Il y avait les portes coupe-feu. On passait d’abord au pinceau du blackson (une sorte de goudron). Avant que cela sèche, on projetait l’amiante dessus pour que cela tienne. On faisait diverses pièces courantes. Le personnel projetait à même l’atelier. Ce n’était pas fait dans une cabine. Tous ceux qui étaient à côté en profitaient.

« Les fibres d’amiante nous rentraient dans la peau des mains »

On en prenait dans les yeux et plein les narines. Les projeteurs faisaient des crises de sinusite sèche. On ne pouvait pas mettre de lunettes. Les masques qu’on nous donnait n’étaient pas conçus pour l’amiante. C’était des masques d’usage courant en nez de cochon, un masque en caoutchouc. On dévissait l’embout. Il y avait une cartouche de charbon. Ce n’était pas du matériel approprié.

Les fibres d’amiante étaient pointues et pénétraient facilement dans la peau des mains. Il fallait les extraire tout de suite, mais sans les casser, sinon elles continuaient à pousser sous la peau et ressortaient. J’ai vu cela sur les mains d’un collègue. Cela prenait l’aspect de verrues. C’était des fibres d’amiante qui poussaient sous la peau.

On mettait nos outils dans des sacs d’amiante. Il y avait la taloche, le pistolet, le rouleau. Et puis on mettait cela dans le coffre de la voiture. Le rouleau servait pour rouler la fibre. Cela lui donnait un aspect granité avec des petites bosses. Pour faire la finition on prenait un granite imitation ciment, quelquefois on remettait de la peinture à base d’amiante pour la finition. On pouvait la traiter, mais le plus souvent elle restait blanche. On l’appliquait à la taloche.

Sur les chantiers en déplacement, je partais avec une camionnette de la société, la machine et les sacs de fibres. On pouvait commencer à travailler avant que les camions nous livrent. C’était à nous de les décharger. L’amiante arrivait dans des sacs de toile de jute. Ils étaient éventrés.

« Dans les centrales EDF, on travaillait toute la nuit et toute la journée sans arrêt »

L’entreprise nous donnait une certaine somme pour les repas. Quand on était à Paris, on pouvait manger sur place, mais quand on était en déplacement, on ne pouvait pas manger à la fois le midi et le soir avec ce qu’ils nous donnaient. On prenait souvent un seul repas dans la journée.
Quand on intervenait dans les centrales EDF, on arrivait le vendredi soir. La centrale avait commencé à ralentir la production à partir de midi (il fallait douze heures). On devait intervenir à partir de minuit.
C’était encore très chaud. L’EDF donnait un total de 500 heures pour cette intervention. Il fallait coûte que coûte que tout soit fini le dimanche soir à minuit, parce qu’il fallait encore douze heures pour le redémarrage progressif de la turbine, le lundi.

« On dormait sur des sacs d’amiante allongés par terre »

On travaillait par roulements, toute la nuit et la journée sans arrêt. De temps en temps, l’un de nous sortait prendre un café et prendre l’air. Pendant cela, les autres travaillaient sans arrêt.
Pour dormir, on allongeait des sacs d’amiante par terre et on dormait dessus à tour de rôle. Les sacs étaient doux, moelleux. Ce n’était pas le même confort qu’un matelas, mais nous étions fatigués et nous dormions sans difficulté. L’EDF était au courant…
Pour ces interventions, la société Wanner payait 25 heures sur 24 et payait aussi le déplacement.

« Ce sont les femmes des projeteurs qui lavaient les bleus de travail »

Les bleus de travail n’étaient pas lavés par Wanner. On les mettait dans un sac et on les ramenait à la maison. Les femmes des projeteurs les lavaient. Quand on venait de projeter l’amiante, les bleus étaient mouillés. Il fallait attendre qu’ils soient secs. On les nettoyait alors à la soufflette à l’air comprimé. Souvent la femme prenait une brosse à laver pour décoller le plus gros. Elle relevait les bouts de manche, car il y avait beaucoup de poussière dans les plis.
On gagnait bien notre vie, mais il fallait voir le nombre d’heures qu’on faisait : pratiquement le double d’un mois normal ! Nous étions souvent en déplacement. Jamais on ne nous a informés du danger.

« Si on vous le fait faire,c’est parce que ce n’est pas dangereux »

Quand on posait des questions, les réponses étaient évasives : « si on vous le fait faire, c’est parce que ce n’est pas dangereux »…. On sentait que ce travail était malsain, mais on ignorait que c’était mortel. Beaucoup de mes anciens collègues sont décédés. Il y a ceux que je connais et tous ceux dont j’ignore s’ils sont vivants ou morts.
J’ai été reconnu en maladie professionnelle pour des plaques pleurales. Mes trois frères, que j’ai moi-même fait embaucher chez Wanner comme projeteurs, ont tous les trois été atteints d’une maladie de l’amiante.
Jean-Pierre Ravard a été reconnu en maladie professionnelle. Roger Ravard a été opéré deux fois avant d’être mis en invalidité. Patrice Ravard a, lui aussi, été opéré des poumons. Il est décédé le premier de l’amiante. Roger l’a suivi.

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Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°35 (avril 2011)