« L’association a fait un travail formidable depuis 15 ans »

Le Conseil d’administration de l’Andeva a décidé à l’unanimité de confier la présidence de l’Andeva à Pierre Pluta, qui sera assisté ainsi qu’il l’avait souhaité, de deux vice-présidents : François Desriaux et Michel Parigot. Nous lui souhaitons bienvenue dans cette nouvelle responsabilité et disons un grand merci à Alain Guérif, qui l’avait précédé dans cette lourde tâche.


Pierre, tu es un « vétéran » de l’Andeva. Quelles sont les raisons de ton engagement au service des victimes de l’amiante ?

J’ai travaillé 25 ans dans la construction navale à Dunkerque. J’y suis rentré à 17 ans comme ajusteur mécanicien. Je travaillais dans le compartiment machines au montage des dispositifs de propulsion des navires. Quand le chantier a fermé en 1988, j’ai cherché du travail. J’avais 42 ans. A cet âge, dans une région sinistrée par le chômage, on est déjà trop vieux pour retrouver un emploi d’ajusteur. J’ai postulé pour une formation d’ambulancier.

On m’a fait passer des examens pulmonaires. Le pneumologue m’a demandé : « Avez-vous travaillé dans l’amiante ? » J’ai répondu : « Non ». Il m’a dit : « vous êtes atteint d’asbestose ».
A l’époque, je ne savais rien de l’amiante, j’ignorais que j’avais été exposé. Je ne savais pas ce qu’était une asbestose.
Il ne m’a rien expliqué. Je n’ai pas plus réagi que si on m’avait annoncé un rhume. J’étais même plutôt content que cela ne soit pas contagieux...

Quelques temps après, en passant devant une librairie, j’ai eu l’œil attiré par un livre qui parlait d’amiante et de cancer. J’ai eu un choc. Je l’ai acheté. Il évoquait l’action menée par Henri Pézerat, chercheur à Jussieu. Je lui ai écrit pour demander les coordonnées d’une association. Il n’y avait pas d’association de victimes. Il m’a orienté vers une association écologiste animée par Danielle Poliautre. Elle m’a invité à des réunions pour parler de l’amiante.

« Nos bleus étaient couverts de poussières d’amiante »

Je ne savais rien des maladies de l’amiante. J’ai parlé des conditions de travail épouvantables que j’avais vécues sur les chantiers, où nous travaillions avec des bleus, des casques, des chaussures de sécurité, mais sans aucune protection respiratoire.
A côté de nous, des calorifugeurs projetaient de l’amiante sur les cloisons des compartiments machines qui avaient plusieurs dizaines de mètres de haut. Nos bleus étaient couverts de poussières d’amiante. Ils devenaient tout blancs. La poussière nous bouchait le nez. Quand nous avions trop de mal à respirer, nous nous mouchions dans un chiffon… Près de 3000 ouvriers du chantier et 3000 sous-traitants avaient travaillé dans ces conditions. J’étais convaincu que je n’étais pas le seul malade de l’amiante.

Henri Pézerat m’a proposé de créer une association locale, en m’annonçant qu’une association nationale, l’Andeva, allait voir le jour. Il m’a envoyé des statuts. Je n’avais aucune expérience. Fin 1995, j’ai contacté un journaliste de la « Voix du Nord ». Il rédigea un grand article avec pour titre « Alerte au cancer ». Il annonçait la création d’une association de victimes de l’amiante dans le Nord-Pas-de-Calais. J’ai commencé à recevoir des coups de téléphone et des lettres de collègues qui me disaient : « nous aussi, nous sommes atteints ».

L’Ardeva Nord-Pas-de-Calais s’est donc créée en même temps que l’Andeva.

Oui. Au début nos adhérents se comptaient sur les doigts des deux mains. Notre conseil d’administration était composé uniquement d’ouvriers à l’exception d’Evelyne Lelieur, une pneumologue, qui nous a proposé son aide.
A nos permanences, nous avons vu arriver des malades qui nous posaient des questions auxquelles nous avions parfois du mal à répondre. Ceux qui avaient les maladies les plus graves nous demandaient : « combien de temps me reste-t-il à vivre ? ». Certains nous faisaient promettre de veiller sur leur femme et leurs enfants quand ils ne seraient plus là… C’était très dur.
Nous avons compris qu’il fallait les aider à faire reconnaître leur maladie professionnelle, mais aussi leur apporter un soutien psychologique ainsi qu’à leur famille.

L’Ardeva a été connue et reconnue assez rapidement dans la région Nord-Pas-de-Calais.

Oui, avec l’aide d’Evelyne Lelieur et de Marie Pascual, nous avons réussi à mettre en place un suivi médical post-professionnel dans notre région.
Dès 1997, deux victimes de l’amiante atteintes d’un mésothéliome ont déposé une plainte au pénal avec le soutien de l’Ardeva. Cette action a été très médiatisée.

Quel chemin parcouru en quinze ans !

L’Ardeva a été créée à l’origine avec des collègues des chantiers navals. Elle touche maintenant d’autres secteurs comme la sidérurgie, la réparation navale, le BTP, les dockers, les garages, mais aussi l’industrie alimentaire, l’enseignement…

2500 familles, 3188 procédures, 6790 heures de bénévolat

L’association regroupe aujourd’hui 2500 familles.
A ce jour, 3188 procédures ont été engagées : en faute inexcusable, au Fiva ou pour la reconnaissance du préjudice d’anxiété.
En 2010, 6790 heures de bénévolat ont été effectuées pour l’association. Laetitia, notre secrétaire administrative salariée, est surchargée de travail.
Devant l’accumulation des dossiers, nous avons décidé de les dématérialiser en scannant tous les documents. Un système de mots de passe permet une gestion des dossiers à distance.
Quinze ans après, c’est toujours la même équipe au conseil d’administration. Quelques collègues sont venus la renforcer, mais ceux du début sont encore là. Il y a entre nous des rapports de confiance, de solidarité et de respect mutuel.

« Il faut se mobiliser pour se faire entendre »

Avec le recul, quelles leçons tires-tu de ces quinze années ?

La première, c’est l’importance de se mobiliser pour se faire entendre.
En 2003 face au mutisme du procureur qui ne répondait pas à nos lettres, nous avons décidé de manifester à Dunkerque.
A la fin de la manifestation, j’ai lu un par un les noms de toutes les victimes décédées. A chaque nom, les manifestants scandaient : « mort empoisonné. Les empoisonneurs doivent être jugés ! » Deux motards sont venus à notre rencontre, pour nous dire que le procureur acceptait de nous recevoir, sept ans après la plainte…
Tant qu’on ne se donne pas les moyens de se faire entendre, les portes restent fermées.

« Je voudrais rendre hommage au courage des veuves »

La seconde leçon c’est qu’il ne faut pas se laisser décourager par les difficultés. Quand la cour d’appel de Douai a rendu un non lieu confirmé par la Cour de cassation nous avons eu l’impression que le ciel nous tombait sur la tête. Tout s’écroulait. Et pourtant nous n’avons pas baissé les bras. Nous nous sommes dit : « il n’est pas possible qu’il n’y ait ni responsable ni coupable ». Nous avons persévéré.
Je voudrais rendre hommage au courage et à la détermination des veuves de Dunkerque. Elles étaient 140 à lancer un appel en décembre 2004. Elles sont 485 aujourd’hui… Je me demande encore comment elles ont pu trouver la force de défiler toutes les trois semaines autour du Palais de Justice, en portant le portrait de leur mari.

« l’argent ne remplacera jamais un mari disparu »

Elles savent que l’argent peut aider à vivre moins mal, mais qu’il ne remplacera jamais un mari disparu. Si elles ont écrit à Monsieur Sarkozy, ce n’est pas pour gémir, c’est pour exiger que Justice soit rendue et que les responsables de la mort de leur mari soient jugés.
Ce message, elles l’ont adressé à la trentaine de députés et de sénateurs qui les ont reçues avec 200 veuves et victimes de l’amiante le 19 octobre dernier à l’Assemblée nationale. Ils ont été impressionnés par la force de leurs témoignages. La proposition d’un groupe de travail mixte députés-sénateurs a été bien accueillie. Il faut maintenant la faire vivre.

Avec Michel Parigot, tu as siégé au conseil d’administration du Fiva depuis sa création en 2002. Quel bilan tires-tu de l’action de l’Andeva ?

Elle a été déterminante. J’ai pu porter le vécu des victimes de l’amiante et expliquer leurs préjudices. Michel a fait un travail énorme pour l’élaboration du barème d’indemnisation et répondre à toutes les questions juridiques qui se sont posées. Il fallait réagir vite. L’unité d’action avec les représentants des organisations syndicales a été très importante.

C’est la troisième leçon que je tirerais des quinze dernières années : l’importance d’une association nationale et d’un réseau d’associations locales capables de faire entendre la voix des victimes et de peser face aux pouvoirs publics.

Si nous avons pu tenir si longtemps à Dunkerque, c’est que nous avons été portés par un extraordinaire mouvement de solidarité des associations locales du réseau qui sont venues à tour de rôle nous soutenir et participer à nos marches.

L’Andeva a fait un travail formidable depuis quinze ans au service des victimes. Peu d’associations peuvent faire état d’un tel bilan : les avancées sur les maladies professionnelles, les milliers d’actions en faute inexcusable de l’employeur, la création du Fiva avec la réparation intégrale des préjudices, l’allocation de cessation anticipée des travailleurs de l’amiante, le dossier pénal… Il reste beaucoup à faire, mais l’Andeva peut être fière de son bilan.

Quelles sont les perspectives pour les mois qui viennent ?

Il ne faut pas relâcher la pression pour le procès pénal de l’amiante. Les leçons de cette catastrophe sanitaire doivent être tirées. C’est important pour la prévention. Elle ne doit pas se reproduire. Nous ne voulons pas que nos enfants puissent être à leur tour empoisonnés.
Il faudra aussi se battre pour un suivi médical post-professionnel. Des milliers de retraités ignorent encore qu’ils ont été exposés à l’amiante en travaillant. Les recommandations de la Haute Autorité de santé doivent être appliquées. Le scanner doit devenir l’examen de référence.

Il faut enfin renforcer la solidarité internationale des victimes de l’amiante et continuer à tisser des liens avec les associations des autres pays, échanger des expériences, mener des combats communs avec nos amis italiens, belges, allemands, espagnols ou suisses.
L’Ardeva Dunkerque est allée à Bruxelles pour soutenir des actions de l’Abeva, l’association des victimes de l’amiante en Belgique, avec Eric Jonkheere son président. Une délégation de l’Abeva a participé aux manifestations de l’Andeva à Paris et à Dunkerque.
L’Andeva a tissé des liens d’amitié et de solidarité avec nos amis italiens de la CGIL et de l’Afeva, l’association des victimes de l’amiante de Casale Monferrato.

250 membres de l’Andeva étaient à Turin pour l’ouverture du procès contre Eternit. Des délégations de l’Andeva sont retournées à Turin, puis à Casale pour la journée mondiale des victimes de l’amiante l’an dernier. Nicola Pondrano, Bruno Pesce et Romana Blasoti Pavesi mènent une lutte exemplaire contre cette multinationale de l’amiante-ciment. C’est le premier procès pénal de l’amiante en Europe. Nos amis italiens ont participé aux manifestations de l’Andeva à Paris et à Dunkerque. Nous avons organisé pour eux une journée de formation sur le Fiva à Paris. Nous serons de nouveau à Casale le 28 avril pour la journée mondiale des victimes de l’amiante.

La lutte des victimes de Casale Monferrato a un emblème : un drapeau italien où sont inscrits les mots : « Eternit : Giustizia » (Eternit : Justice !)
A chacune de nos marches Rosalba, une des veuves de Dunkerque, le porte sur elle en signe de solidarité avec les victimes italiennes.

Quel est selon toi le rôle du président d’une association nationale de victimes ?

J’ai beaucoup réfléchi avant d’accepter cette responsabilité. Nous en avons discuté avec les membres du conseil d’administration de l’Ardeva. Des dispositions ont été prises pour alléger certaines de mes tâches, mais je ne souhaite pas me désinvestir de notre association locale. Pour moi, la direction de l’Andeva ce n’est pas un individu, c’est d’abord une réflexion et un travail collectifs. C’est ce fonctionnement que j’apprécie depuis des années au bureau de l’Andeva. C’est lui qui a permis à l’Andeva d’être ce qu’elle est devenue.

Cela dit, je suis convaincu qu’on peut encore l’améliorer et nous avons commencé à y réfléchir.

 


UNE VOCATION PRÉCOCE

Quand on demande à Pierre quand lui est venue cette passion de défenseur des victimes du travail, il évoque avec émotion un souvenir familial :
« Mes parents étaient immigrés : mon père était venu de Pologne, ma mère d’Ukraine. En déportation, ils avaient subi des souffrances et des humiliations terribles. Ils ne savaient ni parler ni écrire le français. C’était moi qui m’occupais des lettres et des papiers.
Un jour, mon père a eu un accident , alors qu’il revenait du travail en mobylette. La Sécurité sociale a refusé de le prendre en charge en accident du trajet. J’avais 13 ou 14 ans. J’étais révolté par cette injustice. Je suis allé à la caisse primaire. Ceux qui m’ont reçu se sont moqués de ce gamin qui venait leur casser les pieds. J’ai demandé à voir le directeur. Il m’a reçu. Il m’a écouté. Mon père a eu gain de cause »


Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°35 (avril 2011)