La Cour de cassation bafoue la Justice au nom du Droit

Le 19 novembre elle a annulé sans renvoi l’arrêt de la Cour d’appel de Turin qui
condamnait Stephan Schmidheiny, PDG et copropriétaire d’Eternit, responsable d’une «  catastrophe environnementale dolosive permanente », à 18 ans de prison.

« Vergogna ! » (Honte à vous !), c’est par ce cri que les victimes de l’amiante, massées dans la salle d’audience ont accueilli l’impensable verdict de la plus haute juridiction italienne.
Assommés, les larmes aux yeux, beaucoup ont encore du mal à croire à ce verdict. Puis viennent la rage et la colère. Présentes à leurs côtés, des délégations d’associations de tous les pays partagent ce moment de douleur avec elles.
Quelques minutes plus tard, devant les journalistes massés sur les marches du Palais, Bruno Pesce, cordonnateur de l’AFEVA, l’association des victimes italiennes, dénonce ce verdict scandaleux et appelle à continuer la lutte.

3000 victimes sans coupable !

Hier encore, la justice italienne donnait l’exemple.
Mais aujourd’hui, elle se déshonore.

Le 3 juin 2013, en condamnant Schmidheiny en tant que responsable d’une «  catastrophe environnementale permanente  » la Cour d’appel de Turin avait pris la mesure des dégâts humains et environnementaux causés par cette tragédie collective qui a déjà fait plus de 3000 morts parmi les ouvriers de Casale Monferrato, Rubiera, Cavagnolo, et Bagnoli ; une tragédie dont le responsable a sciemment dissimulé les dangers d’un matériau mortel dont il tirait profit ;
une tragédie permanente qui continue, jour après jour, d’endeuiller des familles et dont nul ne peut prévoir la fin. En infligeant une peine de 18 ans de prison au milliardaire suisse elle avait souligné la gravité de cette criminalité industrielle.

Le 19 novembre, la cour de cassation a annulé sans renvoi l’arrêt de la Cour d’appel pour la totalité des dossiers.
Ni le ministère public ni Copi, son propre avocat, n’ont innocenté Stephan Schmidheiny. Ils ont reconnu les faits, mais ont soutenu qu’ils étaient prescrits,
La Haute Cour les a suivis, laissant 3000 victimes sans responsable ni coupable...

Comment des morts à venir peuvent-ils être prescrits ?

Le délai de prescription prévu par le Code pénal italien est de 12 ans. La défense de Schmidheiny a estimé que le point de départ de ce délai était la fermeture de l’entreprise Eternit en 1986. Toutes les maladies survenues après 1998 sont donc prescrites, avant même d’avoir existé !
Cette conclusion repose sur une lecture très particulière de l’article 434 du code pénal. Selon elle, le législateur aurait inclus par anticipation la possibilité d’une catastrophe dans la définition de la faute pénale, la survenue effective de cette catastrophe n’étant qu’une circonstance aggravante. Les maladies et les morts ne seraient donc pas la conséquence directe de la faute pénale, mais celle de la catastrophe provoquée par cette faute !
Une casuistique judiciaire byzantine totalement coupée du réel, contredite par le sens commun du mot «  Justice ». Comment des morts actuels et à venir peuvent-ils être prescrits ?

A Rome, le lendemain du procès se tient une conférence de presse organisée par l’Afeva et les trois confédérations syndicales avec des associations de victimes d’une dizaine de pays.

« Je n’ai pas pleuré à l’annonce du verdict, explique Romana Blasotti Pavesi, la présidente de l’Afeva. Je n’ai ni haine ni désir de vengeance. Je souhaite simplement que Schmidheiny, qui se prétend innocent vienne nous le dire en face, à Casale, les yeux dans les yeux », ajoute Romana qui a perdu 5 membres de sa famille, tués par l’amiante d’Eternit. « J’ai 85 ans. Je mène ce combat depuis plus de 35 ans. Je continuerai, parce qu’il n’est pas possible que des personnes qui font mourir d’autres personnes pour gagner de l’argent ne soient pas punies. Ce verdict est une injure à nos souffrances et une honte pour l’Italie. Copi, son avocat n’a exprimé aucune compassion pour les victimes. Schmidheiny échappe cette fois-ci à la justice, mais je ne veux pas penser que nous avons subi une défaite. Je peux me regarder dans la glace et vivre en paix avec moi-même. Pas lui. Nous ne lui laisserons pas de répit. Ce procès a été un formidable encouragement pour les victimes de l’amiante du monde entier. Nous trouverons la force de surmonter notre chagrin, notre rage et notre colère et de reprendre notre combat pour la justice. »

Bruno Pesce, coordonnateur de l’Afeva, montre l’absurdité de ce verdict : « Imaginons que quelqu’un pose une bombe à retardement et qu’elle explose un jour après le délai de prescription de 12 ans. Si l’on suit la cour de cassation, il sera bien responsable d’une catastrophe mais il sera impossible de le condamner !...
Comme dit un proverbe italien, d’un mal peut naître un bien. Nous espérons que ce verdict provoquera dans ce pays un sursaut de dignité, d’équité, de résistance à l’injustice
, »

Nicola Pondrano, dénonce le cynisme des avocats de Schmidheiny qui espèrent que la cour de cassation mettra un point final aux «  persécutions judiciaires  » des magistrats italiens contre le milliardaire suisse. Une malheureuse «  victimes des victimes » en quelque sorte...

Les représentants des trois confédérations syndicales d’Italie (CGIL, UIL, CISL) ont tenu à être présents. Ils soulignent la gravité de ce verdict non seulement pour les victimes de l’amiante mais aussi pour l’ensemble des victimes du travail atteints par des cancers professionnels. Tous apportent leur soutien sans réserve à l’Afeva.
Les délégations étrangères apportent à leur tour une chaleureuse solidarité.


L’ARTICLE 434 DU CODE PÉNAL ITALIEN

Il punit d’une peine de 1 à 5 ans de prison l’auteur d’actes susceptibles de provoquer une catastrophe mettant en danger la santé publique. Si cette catastrophe se réalise, la peine est de 3 à 12 ans de prison.
La notion de catastrophe recouvre des faits d’une gravité exceptionnelle, provoquant des dommages étendus et globaux, qui menacent la vie et l’intégrité d’un nombre indéterminé de personnes.
La Cour d’appel de Turin avait considéré le caractère permanent de la catastrophe et l’intention frauduleuse de son auteur (qui avait sciemment dissimulé le danger) comme des circonstances aggravantes.


la solidarité internationale DES ASSOCIATIONS de VICTIMES

Venues de France, de Belgique, de Grande-Bretagne, de Suisse, du Brésil, d’Argentine, des États-Unis et du Japon, des délégations internationales ont assisté à l’audience de la cour de cassation.
Celle de l’Andeva regroupait une vingtaine de personnes de diverses associations locales (Addeva 93, Ardeva 59-62, Addeva 08, Advarm 72, Addeva 44). Les mineurs de Lorraine CFDT étaient aussi présents.
« La solidarité internationale des victimes de l’amiante est importante quand les associations obtiennent des victoires, mais elle l’est sans doute plus encore, quand la situation est difficile », a expliqué Alain Bobbio au nom de l’Andeva.


UNE VAGUE D’INDIGNATION

Toute la presse italienne dénonce très durement ce verdict qualifié de « sinistre farce ». Elle fait ses gros titres du cri poussé par les familles à l’écoute de la sentence  : «  Vergogna  !  » (Honte à vous !). Les quotidiens publient des interviews poignants de victimes et de veuves.
La Repubblica titre à la Une : «  3000 morts, aucun coupable !  »
La Stampa consacre 5 pages au verdict.
Le Corriere della Sera souligne que ce verdict permet à Schmidheiny non seulement d’échapper à la prison, mais encore de ne verser aucune indemnisation : « Personne ne paiera pour Eternit  ».
Toutes les radios et les télés s’indignent et donnent la parole à
des victimes de Casale et aux dirigeants de l’Afeva.
Le premier ministre Matteo Renzi annonce à la radio qu’il changera «  les règles du jeu de la prescription ».


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°47 (janvier 2015)