Le 15 décembre dernier, quatre ministres du gouvernement fédéral de Justin Trudeau ont tenu une conférence de presse à l’hôpital d’Ottawa pour annoncer que la production, l’utilisation, l’importation et l’exportation d’amiante seraient interdits au Canada en 2018. La nouvelle a été aussitôt saluée par les associations de victimes de tous les continents.

« Cette interdiction est une formidable victoire. Nous ne l’aurions jamais obtenue sans la solidarité entre une poignée de scientifiques courageux et de militants anti-amiante. »

Nous avons demandé à Kathleen Ruff, membre de l’Institut Rideau, pionnière de la lutte pour l’interdiction de l’amiante au Canada, de tirer les leçons de ce combat.

Quelle a été la politique passée du Canada sur l’amiante ?

Le Canada a été longtemps le plus grand propagandiste de l’industrie de l’amiante dans le monde. Dans les années 80, quand il devint impossible de dissimuler les effets mortels de l’amiante chrysotile, on commença dans divers pays à parler d’interdiction. L’industrie de l’amiante savait qu’elle ferait face à une grave crise avec une forte chute des ventes.

Pour s’en sortir, elle a créé l’Institut de l’amiante en 1986 à Montréal et réorienté sa production vers les pays pauvres. L’Institut reposait sur une organisation tripartite où gouvernement, industriels et mouvement syndical marchaient la main dans la main. Cet organisme recevait chaque année du financement du gouvernement fédéral canadien et du gouvernement québécois.

On a alors assisté, sous le drapeau canadien, à une véritable opération de marketing en direction des pays pauvres. Des conférences étaient organisées, en Asie ou ailleurs pour expliquer les bienfaits de l’amiante avec l’aval des ambassades.

L’Institut de l’amiante, rebaptisé Institut du chrysotile, avait de gros moyens financiers. Il pouvait acheter des scientifiques complaisants qui écrivaient des rapports sur l’usage «  sécuritaire » de l’amiante. C’était une corruption de la science et de la politique, un exemple scandaleux de l’influence que des industriels peuvent avoir dans le monde.

Il a fallu attendre 2016, pour que le Canada reconnaisse officiellement que ces études pseudo-scientifiques étaient mensongères et décide d’interdire l’amiante.

Qu’est-ce qui vous a permis de remporter cette victoire ?

Dans le passé, l’amiante était un véritable tabou au Québec. L’omerta qui régnait était si pesante que les victimes de l’amiante n’ont même pas pu créer une organisation. Elles ne disposaient d’aucun appui. Elles sont restées isolées, abandonnées. C’est une véritable tragédie.

Il y a dix ans, la situation était encore très dure au Québec. La fédération des travailleurs du Québec appuyait l’industrie et reprenait les mensonges des pseudo-scientifiques. Tous les partis politiques québécois et canadiens appuyaient alors l’industrie de l’amiante. Le combat semblait inégal   : ils avaient le pouvoir, l’argent, les sociétés de relations publiques, les avocats... Nous, nous n’avions rien..

Nous n’aurions jamais gagné cette bataille, s’il n’y avait pas eu une solidarité entre des militant-es comme moi, des victimes et une poignée de scientifiques québécois qui ont eu le courage d’affronter le gouvernement  : Fernand Turcotte, Pierre Auger, Pierre Gosselin, Éric Notebaert, Micheline Beaudry, Yv Bonnier-Viger, Abby Lippman, Louise Vandelac. Leur présence à nos côtés a apporté une crédibilité à cette bataille. Je voudrais ici leur rendre hommage.
Nous avons reçu des appuis et des encouragements venus d’outre-atlantique. Petit à petit, le climat a changé au Québec. Nous avons gagné l’appui de certains partis politiques et de certains syndicats qui ont pris position pour l’interdiction.

Je veux rendre hommage au parti politique Québec Solidaire et à son leader, Amir Khadir. Il était le seul député à dire la vérité sur l’amiante à l’Assemblée nationale. Il a présenté un projet de loi d’interdiction de l’amiante en février 2010. Il a fait preuve d’un courage et d’une solidarité magnifiques.
Il faut aussi saluer l’action de Daniel Breton du Parti Québécois. Le PQ soutenait depuis toujours l’industrie de l’amiante. Il a changé radicalement de position. Daniel Breton a annoncé que, s’il était élu, il annulerait le prêt de 58 millions de dollars que le gouvernement de Jean Charest avait accordé aux industriels pour ouvrir une nouvelle mine d’amiante.

Des évolutions ont eu lieu dans le mouvement syndical. La Confédération des syndicats nationaux a pris position pour l’interdiction de l’amiante.

Si nous avons gagné, c’est aussi parce que nous avons été capables de faire appel au sentiment de solidarité humaine qui existe dans chaque société. Nous avons organisé une délégation de solidarité Asie-Québec. Des victimes asiatiques sont venues au Canada pour témoigner : une femme qui avait un mésothéliome, une femme qui avait perdu son père, mort de l’amiante, des syndicalistes venus d’Asie pour nous montrer la réalité des souffrances humaines. L’écho fut très important

« Le Canada reconnaît qu’il a diffusé des mensonges sur l’usage « sécuritaire » de l’amiante. C’est un message adressé au monde entier »

Quel sera l’impact international de cette interdiction ?

La victoire que nous avons remportée est très importante pour les pays pauvres, où l’on continue à importer de l’amiante pour en mettre dans les écoles et dans les maisons. C’est une tragédie. C’est un véritable crime contre l’humanité. Il y a encore aujourd’hui des scientifiques corrompus qui continuent à colporter les thèses sur «  l’usage sécuritaire de l’amiante  ».

Le fait qu’aujourd’hui le Canada reconnaisse qu’il a diffusé des mensonges et annonce qu’il va interdire l’amiante est un message adressé au monde entier.
C’est une confession certes très tardive, mais essentielle : enfin le Canada dit la vérité sur l’amiante.

Quelles seront les batailles à mener après l’interdiction ?

L’héritage est un véritable désastre. Il y a de l’amiante partout  : dans les écoles, les hôpitaux, les maisons... Cet amiante a vieilli et se dégrade chaque jour un peu plus. Il doit être encapsulé ou retiré. Cela coûtera très cher. Au Canada, ces questions relèvent des provinces. Le gouvernement fédéral devra impulser, coordonner cette action et aider les provinces.

Chaque jour, des travailleurs sont encore exposés à l’amiante. Parfois, on les fait travailler sans aucune sécurité. Des membres de leur famille souffrent et meurent encore aujourd’hui, sans recevoir aucune aide financière, car au Canada seules les victimes professionnelles sont prises en charge. Ils ont le sentiment d’avoir été trahis. On leur a menti. Ils meurent et maintenant on les abandonne.

Le gouvernement fédéral avait un contrôle étroit sur toutes les décisions des autochtones. qui vivent dans des réserves. Il a décidé d’utiliser de l’amiante pour isoler les maisons. Les dégâts sont énormes. Il y a des familles où plusieurs personnes sont mortes de l’amiante. Mais il ne reconnaît pas sa responsabilité et refuse d’accorder son aide aux familles.

Il y aura beaucoup de choses à faire après l’interdiction pour les victimes et pour les personnes exposées. Il faut qu’on leur rende justice.

Quelle est la leçon essentielle de cette tragédie ?

C’est un appel à la vigilance et à l’action collective des citoyens pour protéger la santé et le bien-être de la population. Qu’il s’agisse du tabac, de l’alimentation ou d’autre chose, nous sommes toujours confrontés à des menaces sur la santé. L’interdiction de l’amiante au Canada montre l’importance que peut avoir la vigilance citoyenne face à la corruption des industriels.


« La propagande trompeuse de l’Institut Chrysotile est financée, en grande partie, par le Gouvernement fédéral canadien.
Financer une telle perversion scientifique est une insulte à la réputation de la communauté scientifique et au gouvernement du Canada. La vie des gens continue à être mise en péril si l’on suit les informations diffusées par l’Institut Chrysotile »

(Lettre adressée en janvier 2009 au premier ministre Harper par les Dr Fernand Turcotte et Pierre L. Auger)


« Ceux qui réclament l’interdiction de l’amiante sont des organismes réputés et respectés dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la Société canadienne du cancer, l’Organisation internationale du travail, le Congrès du travail du Canada, l’Association médicale canadienne, ou la Confédération syndicale internationale, qui représente 168 millions de travailleurs dans 155 pays. »

(Appel public lancé en 2009 par un collectif de médecins, toxicologues, hygiénistes industriels, épidémiologistes et professeurs d’universités.)