En décidant de stopper leurs investigations après 21 ans d’instruction, les juges du Pôle de Santé publique préparent des non-lieu. Sylvie Topaloff et Michel Ledoux, avocats des victimes, ont déposé des observations démontant leurs arguments. La bataille judiciaire continue.
LES FAITS
Après 21 ans d’instruction, des centaines d’auditions, de confrontations, d’expertises, de perquisitions, de saisies, les juges d’instruction du Pôle Santé Publique ont annoncé dans une « ordonnance de soit communiqué » du 9 juin qu’ils jugeaient nécessaire de mettre fin à leurs investigations dans une vingtaine de dossiers au pénal dont Eternit, Valéo, Everite…
Il serait, selon eux, impossible de trouver une « date certaine de l’intoxication » par l’amiante et de savoir qui était alors « aux responsabilités ».
Le Parquet a aussitôt produit des réquisitions reprenant cette analyse : « il apparaît impossible de dater le moment de la commission de la faute et donc de l’imputer à quiconque ».
Il requiert « qu’il plaise aux magistrats instructeurs de mettre fin à la présente information judiciaire ».
Leur but est manifestement de préparer des non-lieu en série.
PRONONCER UN NON LIEU SERAIT
DÉLIVRER UN « PERMIS DE TUER »
Les avocats des parties civiles ont déposé des observations, démontrant que l’analyse des magistrats est scientifiquement et juridiquement erronée. En voici les arguments principaux.
Un surprenant usage d’une expertise scientifique
par les magistrats
Ils prétendent fonder leur argumentation sur les conclusions du rapport rédigé par trois experts (Gérard Lasfargues, Jacques Pralong et Thomas Similowski).
Or ce rapport dit le contraire de ce que qu’ils lui font dire. Les experts ne concluent pas que la date de l’intoxication est inconnue mais rappellent que dans les expositions à des agents « sans seuil d’innocuité », la période d’exposition, la période de contamination et la période d’intoxication coïncident (voir encadré ci-dessous).
Le mécanisme de la contamination et de l’intoxication se déclenchent dès les premiers jours d’exposition.
Ce n’est pas un phénomène ponctuel mais un processus cumulatif.
De même qu’il n’est pas possible d’identifier la cigarette qui a intoxiqué une personne atteinte d’un cancer du poumon il n’y pas pas en matière d’amiante de fibre particulière qui serait la fibre « tueuse ».
Par contre, pour chacune des victimes tombées malades, les dates d’exposition (et donc de contamination et d’intoxication) sont parfaitement connues.
Une responsabilité cumulative
La responsabilité pénale est une responsabilité personnelle. Mais cette responsabilité peut-être cumulative.
Si une victime a eu plusieurs directeurs successifs durant son exposition à l’amiante, il n’y a pas d’obstacle juridique à ce que chacun d’eux engage sa responsabilité pénale du fait de ses fautes personnelles, conjuguées à celles commises par les autres. Par leur action commune ils sont tous censés avoir produit le dommage.
Chacune se voit reprocher non pas le fait des autres mais son fait propre qui s’est conjugué celui des autres. (voir encadré page suivante)
C’est pourquoi les avocats des parties civiles demandent le renvoi de tous les mis en examen devant le Tribunal pour qu’ils soient enfin jugés.
Une catastrophe collective
Les juges ont traité les dossiers comme une collection de cas individuels, en escamotant la dimension collective de la catastrophe.
Or ce sont des centaines de personnes qui ont été exposées en même temps, dans les mêmes conditions fautives et ont subi les mêmes dommages (maladies ou décès).
Sans savoir qui allait tomber malade, les responsables savaient que parmi les personnes exposées certaines seraient frappées par la maladie. Et cela s’est effectivement réalisé. Ce constat conforte la démonstration d’un lien causal entre la faute et le dommage.
Un curieux paradoxe
En droit pénal, pour la mise en danger d’autrui, la Cour de cassation retient le lien de causalité entre l’exposition à l’amiante et le risque de maladie.
Mais, pour l’homicide ou les blessures involontaires, les juges d’instruction considèrent que le lien entre exposition et maladie est indémontrable.
Dès lors, comment expliquer à deux personnes qui ont inhalé les mêmes poussières d’amiante sur le même lieu de travail que le même employeur fautif puisse être déclaré pénalement responsable lorsque le risque ne s’est pas réalisé et qu’il soit pénalement irresponsable dès lors que le risque s’est matérialisé par l’apparition d’une maladie ?
La bataille judiciaire continue
L’argumentation des magistrats du Pôle de Santé publique ne tient pas debout. Nos avocats le démontreront.
En tout état de cause, si les juges s’obstinaient à prononcer des non-lieu, nous ferions appel devant la Chambre de l’instruction et ce serait en dernier lieu à la Cour de Cassation de statuer sur cette question.
Ce serait encore beaucoup temps perdu et de nouvelles épreuves pour les victimes et les familles. Mais nous n’avons pas le choix.
Nous devons rester mobilisés et ne pas baisser les bras, car l’issue de cette bataille judiciaire aura d’importantes conséquences pour les catastrophes sanitaires à venir.
Des enjeux importants
pour la Santé publique
La position des juges d’instruction et du Parquet revient à délivrer par avance un véritable « permis de tuer » aux responsables de la plus grande catastrophe sanitaire que la France ait connue.
L’argumentation utilisée sur l’introuvable « date d’intoxication » est si passe-partout que son champ d’application pourrait s’étendre bien au-delà des victimes de l’amiante.
Il pourrait par exemple motiver des non-lieu dans toutes les affaires d’exposition coupable à des produits à effet différé (cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques).
Rappelons que deux millions et demi de travailleurs sont encore aujourd’hui exposés à des produits CMR dans leur travail.
LES NOTIONS UTILISÉES DANS L’EXPERTISE
Exposition : contact d’une personne avec l’amiante pendant une certaine période.
Contamination : notion réservée à l’origine à des agents infectieux. Appliquée à l’amiante, elle désigne par extension la présence de fibres dans l’organisme.
L’intoxication : troubles consécutifs à l’absorption d’une substance toxique. Appliquée à l’amiante, « l’intoxication » désigne le processus pathologique induit par la présence ces fibres dans l’organisme. Il commence dès le début de l’exposition, mais en l’absence de symptôme peut rester longtemps sans donner lieu à un diagnostic.
UN MORT, DEUX VENDEURS D’HEROINE,
COMBIEN DE COUPABLES ?
Un homme meurt par overdose. Il avait deux fournisseurs d’héroïne. Impossible de savoir par qui a été vendue la drogue qui a causé son décès.
Faut-il en conclure qu’aucun des deux n’est responsable ?
La Cour de cassation, confirmant un arrêt de la Cour d’appel de Limoges, a considéré au contraire qu’ils devaient être condamnés tous les deux : « par leur action commune toutes les personnes poursuivies sont censées avoir produit le dommage alors même qu’il n’a pas été possible de déterminer l’incidence sur la victime des actes accomplis pour chacun ».
JUSSIEU - NORMED
Les responsables nationaux
doivent rendre des comptes à la justice
Les dossiers de Jussieu et Normed renferment les derniers espoirs de voir mis en cause les responsabilités nationales des lobbyistes du Comité permanent amiante (CPA) et des décideurs publics.
Dans une catastrophe sanitaire, il n’y a pas que « ceux du bas de l’échelle » qui doivent rendre des comptes à à la justice.
La responsabilité principale incombe aux industriels qui ont mené une stratégie internationale de désinformation pour prolonger le commerce d’un matériau qu’ils savaient mortel, à ceux qui les ont laissé faire et sont intervenus pour retarder l’interdiction, à ceux qui ont vanté les bienfaits de la fibre tueuse.
La Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris rendra sa décision à la mi-septembre.
Nous espérons qu’elle sera favorable aux victimes et que la clôture de l’instruction des autres dossiers n’aura pas de conséquences négatives sur le verdict.