Le 22 juin 2022, la Cour d’appel a reconnu la faute inexcusable de la société Total Raffinage France, reconnu responsable du cancer de la vessie d’Emile, un retraité qui a développé un carcinome vésical (cancer de la vessie) après avoir été exposé de 1957 à 1987 aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (H.A.P.) chez Total où il avait travaillé toute sa carrière.

C’est une véritable épopée judiciaire qu’il a fallu mener pendant de longues années d’abord pour faire reconnaître en maladie professionnelle le cancer de la vessie d’un travailleur de Total, puis la faute inexcusable de son employeur.

Cette victoire judiciaire, arrachée de haute lutte, a été plaidée avec talent par  maître Nadine Melin, du cabinet TTLA. Mais elle n’aurait jamais pu être obtenue sans l’énorme travail en amont de Lionel Argentin, un vieux briscard de l’Adeva 76 qui avait lui-même travaillé dans cette raffinerie dont il connaissait chaque secteur dans le détail.

Elle a été aussi le fruit de la ténacité d’Emile, ce salarié qui s’est battu jusqu’au bout pour faire valoir ses droits.

« Sa détermination était impressionnante, explique Lionel, il avait dit à ses 5 enfants qu’il était décidé à aller jusqu’au bout et que - s’il venait à quitter ce monde - ce sont eux qui devraient prendre le relais ».

Comprendre que ce cancer venait du travail

« Au début des années 2000, je l’ai d’abord aidé à faire reconnaître des plaques pleurales liées à l’amiante, explique Lionel. Il a obtenu un taux d’incapacité de 5%. 

Chemin faisant, il m’a appris qu’il avait un cancer de la vessie. Je savais que l’exposition à des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) pouvait provoquer cette pathologie. Je l’ai incité à faire une déclaration en maladie professionnelle et à demander un certificat médical à ses médecins (qui ne lui avaient rien dit).

J’ai évoqué ce cas au C.A. de la CPAM du Havre où je siège en tant que représentant de la CGT. J’ai rappellé que Madame Christine Daigurande, de la CARSAT Normandie, avait déjà évoqué l’origine professionnelle possible des cancers de la vessie.

Mais un Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles a notifié un avis défavorable, confirmé par la commission de recours amiable et la CPAM a notifié un refus ».

Il ne restait plus qu’à  aller en justice, en préparant un dossier « béton ».

Retrouver des preuves d’exposition

« Emile avait bien une attestation d’exposition de l’entreprise, mais elle était incomplète. Les dates indiquées ne couvraient pas toute la période réelle d’exposition. J’ai obtenu qu’elle soit refaite ».

Lionel avait été chef opérateur dans le secteur de produits lourds où Emile avait travaillé. Il rédige une attestation où il témoigne des conditions de travail : « Dans ce secteur régnait une forte odeur de produits lourds et des odeurs de gaz résiduaires issues du soufflage des bitumes. On respirait des gaz de stockage des bitumes industriels et routiers + des odeurs de solvants légers chauds et de solvants lourds chauds + des odeurs de chargement des bitumes  par le haut des citernes.

Les odeurs et vapeurs lourdes collaient à la peau, aux cheveux et pénétraient les vêtements de travail. C’était l’air qui était respiré puisque tous ces gaz chargés en HAP très cancérogène « inondaient » les terre-pleins.

Les docteurs ne nous demandaient jamais combien de fois l’incinérateur se déclenchait dans le mois ».

Lionel a aussi été  chef opérateur dans un autre secteur où Emile a été pompiste, échantillonneur et jaugeur. Il atteste qu’il « a cotoyé tous les produits lourds et légers d’une raffinerie pour les prises d’échantillons et les jaugeages sans précaution particulière ni information de la hiérarchie ».

Nadine confirme que l’attestation d’exposition et les témoignages de Lionel et d’autres collègues de travail ont été des pièces-clés dans la procédure.

Documenter le lien causal entre l’exposition aux HAP et le cancer

Cette recherche des circonstances d’exposition aux H.A.P. se double d’une recherche bibliographique sur le lien entre HAP et cancer de la vessie. Pour une maladie « hors tableau » c’est indispensable.

Les conclusions de Nadine Melin rappellent que l’utilisation prolongée des HAP entraîne la dégénérescence des tissus de l’appareil urinaire. Elles citent la première publication de Rhen en 1895 sur la fréquence des cancers de la vessie parmi les travailleurs de l’industrie des colorants, les études de Cartwright de 1982 et 1984, une étude multicentrique menée de 1984 à 1987 dans 5 régions françaises, un arrêté du 5 avril 1985 sur les substances susceptibles de donner un cancer de la vessie et des listes de produits pouvant provoquer cette pathologie.

Une victoire malgré deux avis défavorables de CRRMP

« Nous avons donc saisi le Tribunal des Affaires de la Sécurité sociale, explique Nadine Melin. Il a désigné le CRRMP  de Bretagne pour disposer d’un deuxième avis. Celui-ci a émis, lui aussi, un avis défavorable que le Tass a suivi.  Nous avons alors saisi la Cour d’appel de Rouen, qui nous a donné raison !  En droit, le juge n’est en effet pas tenu de suivre l’avis rendu par un ou plusieurs CRRMP. La solidité de ce dossier nous a permis de le convaincre. »

Emile était très motivé. Il a accepté d’engager une action en faute inexcusable de l’employeur.

La faute inexcusable de Total reconnue

La société Total  explique que «  l’attestation d’exposition au risque ne vaut pas preuve de l’exposition au risque ». Un sophisme schizophrénique qui n’a pas convaincu  la cour d’appel de Rouen. Dans un arrêt du 20 juin 2022, elle a jugé que la société Total Energie Raffinage France « ne démontre pas la mise en place de mesures propres à éviter l’exposition au risque » et « se borne à dire son absence de conscience du risque démentie par les termes de la réglementation applicable aux produits qu’elle transforme depuis le début du XXème siècle ».

Lionel indique que « deux autres cancers de la vessie ont été reconnus en maladie professionnelle en 2005 et 2010. Total a été condamné une quinzaine  de fois pour faute inexcusable de l’employeur suite à des actions engagées par des victimes de l’amiante ou leurs proches ».

Les leçons d’une bataille victorieuse

La première leçon, c’est qu’avec un dossier solide et une bonne avocate, le pot de terre peut gagner contre le pot de fer et faire condamner un géant industriel comme Total.

« Pour mener à bien une procédure aussi longue, la ténacité de la victime est essentielle, dit Lionel. Il faut beaucoup de courage pour avouer qu’on a un cancer de la vessie avec un taux d’incapacité de 50% et réclamer publiquement la réparation des préjudices ».

« Je tiens à saluer le travail formidable fait en amont par Lionel et sa connaissance du terrain, dit Nadine Melin. Pour nous, avocats, ce sont des atouts très précieux. Sans ce travail en amont, l’avocat - quelles que soient ses connaissances juridiques - aura beaucoup de mal à démontrer l’exposition et la faute ».


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°69 (octobre 2022)