Le 9 novembre 2015 le Conseil d’État un arrêt d’une exceptionnelle gravité. Il reconnaît le droit, pour un employeur condamné en « faute inexcusable » d’alléger sa facture, en se retournant contre l’Etat «  co-responsable » pour demander le remboursement d’une part de l’indemnisation versée aux victimes.

Aujourd’hui ce sont les Constructions mécaniques de Normandie (CMN) qui profitent de l’aubaine. Demain, cet arrêt risque de faire tâche d’huile. D’autres entreprises, responsables de milliers de morts de l’amiante, voudront, elles aussi, demander une ristourne sur le prix de leurs fautes à la charge des contribuables.

Cet arrêt a été vécu comme une douloureuse provocation par les victimes et les familles endeuillées par l’amiante.

Pendant des décennies, les CMN ont exposé sciemment leurs ouvriers à un risque mortel.

Condamnées en faute inexcusable, elles ont saisi la juridiction administrative pour demander un remboursement par l’État d’une part de l’indemnisation versée, en se gardant soigneusement d’informer les victimes concernées et leurs associations.

Le Conseil d’État a donné partiellement raison aux CMN.

Une ristourne de 343 333 euros

L’arrêt du 9 novembre 2015 confirme la faute de l’employeur mais considère que ce dernier peut « se retourner contre l’administration en vue de lui faire supporter pour partie la charge de la réparation » au motif qu’elle a « négligé de prendre les mesures » qui auraient pu « l’empêcher de commettre le fait dommageable ».

Il condamne l’État à verser aux CMN la somme de 343 333 euros pour la période antérieure à 1977, date de la première réglementation spécifique « amiante » (« très insuffisante au regard des dangers que présentait l’amiante »)

Or, la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité dans les établissements industriels faisait déjà obligation aux employeurs non seulement d’évacuer les poussières nocives – telles que l’amiante – à l’extérieur des bâtiments par des appareils d’élimination efficaces, mais encore d’équiper les salariés de protections collectives ou, à défaut, individuelles.

Cette réglementation est considérée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 24 juin 2014 comme une «  obligation particulière de sécurité  ».

Ni avant ni après 1997, les CMN n’ont respecté la loi.

Il y a quelque chose d’indécent à voir cette entreprise dénoncer les insuffisances de réglementations successives qu’elle n’a en tout état de cause jamais respectées.

Deux industriels de l’amiante, Latty et Eternit, responsables de milliers de morts se sont déjà engagés dans la même voie. Ils ont obtenu des jugements favorables devant les tribunaux administratifs de Nantes et de Versailles. Ces jugements ont été frappés d’appel. L’Andeva alertée, interviendra dans ces procédures.

Un bouleversement dans la réparation des maladies professionnelles

La même demande de remboursement pourrait – avec les mêmes arguments – s’appliquer demain à l’ensemble des accidents du travail et des maladies professionnelles.

Elle introduit un bouleversement complet dans le système de réparation des victimes du travail.

Leur indemnisation de base n’est en effet pas directement à la charge de l’employeur du salarié malade ou accidenté. Elle est en partie mutualisée et souvent mise à la charge de la collectivité des employeurs.

C’est seulement si la victime (ou ses ayants droit) démontrent en justice l’existence d’une faute inexcusable que l’employeur indemnise seul les dommages qu’il a causés.

Ce que demandent les CMN, Eternit et Latty, et bien d’autres c’est une exonération totale ou partielle de cette petite contribution, en contradiction flagrante avec la volonté du législateur.

Ce sont les mêmes qui font pression sur l’État pour affaiblir et retarder la réglementation protectrice des salariés et qui ensuite lui présentent la facture !

Un arrêt qui tourne le dos à la prévention

En légitimant la démarche des employeurs condamnés qui demandent une ristourne sur les conséquences financières de leurs fautes, le Conseil d’État anéantit l’incitation à la prévention que constitue la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur.

Après les arrêts de la Cour de cassation annulant les mises en examen des responsables industriels et politiques et des membres du Comité permanent amiante, cet arrêt confirme la véritable faillite de l’institution judiciaire.