Nous avons montré ces photos et fait lire le reportage à des militants de l’Andeva qui ont l’expérience des chantiers de désamiantage. La réponse est sans appel : actuellement les conditions ne sont absolument pas réunies pour un désamiantage du Clemenceau en sécurité à Alang.

Désamianter un porteavions de 24 200 tonnes est une opération longue et complexe. C’est une activité à haut risque qui nécessite des opérateurs formés et expérimentés et une une maîtrise d’œuvre compétente.

Les responsables de l’État nous disent que le désamiantage en Inde se fera selon les techniques et dans le respect des normes de sécurité françaises. Au vu des informations recueillies tout laisse craindre que ces promesses ne soient pas tenues.

Lorsqu’on fait appel à des sociétés pour réaliser un travail difficile la première chose à considérer c’est d’abord l’expérience et la formation des intervenants. Le témoignage de Lucas Schifres semble indiquer qu’il y a eu certaines améliorations en matière de sécurité et de contrôles depuis 1998. Mais force est de constater qu’en matière d’amiante les chantiers d’Alang n’ont guère brillé jusqu’à présent : pas d’analyses permettant d’identifier le matériau, pas de confinement de la zone de travail, pas de formation des opérateurs, pas de mesures d’empoussièrement… La loi indienne ne les y obligeait pas. En Inde l’amiante n’est pas interdit. Il existe une législation sur les déchets toxiques, mais il n’yen a aucune sur les opérations de désamiantage. Le prix de ces carences est connu : aux morts par accidents s’ajouteront des morts de l’amiante dans les prochaines décennies.

Les responsables de Shree Ram nous disent aujourd’hui que tout cela va changer, qu’ils appliqueront désormais les méthodes francaises, et qu’ils veulent devenir « les seuls spécialistes de l’amiante à Alang ». Espérons que leur souhait se réalise un jour. En tout cas ils sont loin du compte aujourd’hui.

La sécurité des chantiers de désamiantage est une question vitale. Elle repose sur trois piliers essentiels :
- la formation et l’expérience des opérateurs et de ceux qui les encadrent ;
- la réalisation préalable d’un plan de retrait qui doit comporter un repérage minutieux de l’amiante, une définition précise du mode opératoire pour l’enlever, ainsi que des mesures de protection et de suivi médical du personnel ;
- Un dispositif de contrôle permettant de suivre pas à pas le respect des règles de sécurité.

En France, malgré l’interdiction de l’amiante et l’existence d’une législation contraignante, malgré l’expérience et la qualification des sociétés de désamiantage, malgré l’existence de corps de contrôle, on sait qu’il y a eu de sérieuses dérives. Sur 72 chantiers contrôlés au printemps 2004, 55 étaient en infraction ! Quelles garanties que le désamiantage du Clemenceau se fera dans les règles dans un pays où rien de tout cela n’existe ?

Tous les spécialistes de la prévention connaissent les points critiques d’un chantier de retrait d’amiante. Quand on les reprend un par un, le bilan est plus qu’inquiétant.

Impossible de savoir combien d’amiante reste sur le porte-avions et à quel endroit.

La Marine refuse de communiquer les plans en invoquant le secret militaire. On parle d’une vingtaine de tonnes. Il est probable que tous les endroits amiantés n’aient pas été repérés et que certains seront découverts au cours même du démantèlement du navire.

On ne ne connaît pas les modes opératoires précis qui seront utilisés.

On nous annonce aujourd’hui qu’un désamiantage complémentaire serait effectué à Toulon avant le départ, avec une stabilisation et un signalement des parties amiantées qui ne pourront être
enlevées. Si cet engagement était tenu, ce serait un progrès. Mais – secret militaire oblige – l’Etat français refuse de communiquer des informations précises sur les techniques et les procédures prévues.

Nous avons au moins une certitude : la société prévue pour ce travail n’a aucune expérience du désamiantage en sécurité.

Cinq cadres de Shree Ram et du GEPIL ont suivi il y a quelques mois une formation essentiellement théorique à Mulhouse. En mai 2005, après cette formation, le PDG de Shree Ram dessinait les cinq compartiments d’une unité de désamiantage, et se proposait de les installer dans des conteneurs maritimes de récupération. Il évoquait la mise en dépression de la zone de travail, mais présentait une aspiration vétuste et sans filtre qui n’avait rien à voir avec les déprimogènes utilisés en pareil cas.

Les ouvriers indiens qui assureront ce travail viennent d’un des états les plus pauvres de l’Inde, où existent encore des rapports sociaux proches de l’esclavage. L’Etat français avait annoncé qu’ils viendraient se former en France sur le chantier de Technopure. Cela ne s’est pas fait. Comme ils ne comprennent pas l’anglais, il est prévu qu’ils soient formés par les cadres de Shree Ram et du GEPIL, qui ont eux-mêmes été formés en deux semaines...

Cinq personnes de Prestosid devraient suivre les travaux. Cette société a assuré des chantiers de désamiantage importants. Leur présence suffirait- elle à assurer une maîtrise d’œuvre de qualité ? On peut en douter.

Il est prévu que la démolition du porte-avions mobilise près de 200 ouvriers, dont 20 désamianteurs. Ces derniers auront au moins reçu des rudiments d’information sur l’amiante. Que feraient les 180 autres en présence d’un matériau douteux ? Comment gérer les interférences prévisibles entre activités de démolition et de désamiantage ?

Qui contrôlerait le respect des règles de sécurité à Alang ?

En matière de sécurité, on sait qu’il existe souvent des écarts dangereux entre le prescrit et le réel. La question du contrôle est déterminante. Le Gujarat Pollution Control Board (GPCB) annonce qu’il fera des visites régulières. Mais un fait saute aux yeux : l’absence d’inspection du travail, de contrepoids social et d’expertise indépendante. La main d’œuvre d’Alang vient d’un état qui se trouve à des milliers de kilomètres. Les ouvriers envoient l’argent à leur famille avant d’y retourner. Il ne sont pas syndiqués. Il  n’existe aucun organisme équivalent à nos Comités Hygiène et Sécurité (CHSCT). Il n’y a pas de laboratoire indépendant pour faire les mesures d’empoussièrement. Il est prévu de les confier au GEPIL, qui serait donc juge et partie. Les responsables ont dit à la presse qu’ils n’avaient aucune raison d’ouvrir le chantier aux associations...

Quel suivi médical des ouvriers, quelle indemnisation des victimes  ?

En France, la législation prévoit un suivi médical des salariés exposés à l’amiante pendant et après leur activité professionnelle. S’ils tombent malades 20 ou 30 ans après, ils peuvent être indemnisés. On nous dit qu’à Alang seront sélectionnés les ouvriers « en très bonne santé ». Auront-ils un suivi médical ? Qui les indemnisera s’ils tombent malades dans vingt ans ? La question n’a
même pas été évoquée devant la presse. À Bhopal, vingt ans après la catastrophe, certaines victimes attendent toujours d’être indemnisées.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°18 (octobre 2005)