L’Etat français a prévu de faire démolir le porte-avions
Clemenceau en Inde. Problème : il est toujours bourré
d’amiante. Quels sont les dangers pour les ouvriers indiens ?
Comment serait-il désamianté ? Reportage.

Photos et texte : Lucas Schifres


35° C à l’ombre, deux ouvriers indiens prennent la pose en combinaisons de protection flambant neuves, masques complets avec respirateurs, bottes et gants de caoutchouc fixés par du scotch épais, casques impeccables. Sur la plage, tout autour d’eux, le chantier de démolition n’est que chaleur, poussière, monceaux de pièces de métal enchevêtrées, ouvriers en chemises sales, matériel vétuste. On dirait deux savants atomistes au milieu d’une mine de charbon du XIXe siècle. Hypnotisé, le visiteur cesse d’écouter les explications du patron qui commente avec satisfaction les tenues ultramodernes. Une seule pensée s’insinue dans son cerveau. Voilà. C’est eux. Voilà les hommes chargés de réduire le porteavions Clemenceau, gloire de la marine française, en un tas de ferraille.

Nous sommes sur la plage d’Alang, au nord-ouest de l’Inde, dans l’état de Gujarat. Alang a longtemps porté le titre envié de plus grande casse de bateaux du monde, avec ses 173 chantiers de démolition alignés côte à côte sur 10 km. S’ils sont implantés sur cette plage depuis 1982, c’est en raison de la différence de niveau entre les marées, qui compte parmi les plus importantes du monde. Ce qui permet une technique d’échouage simple et économique. Lors de la plus haute marée du mois, le navire destiné à être démoli est tout simplement lancé ou remorqué à pleine vitesse vers la terre. Il s’échoue sur le sable et y reste figé plus ou moins verticalement. La mer se retire, les ouvriers peuvent alors accéder à toutes les parties du bateau à pied sec pour le démanteler. Pas besoin de docks, équipements coûteux. Échouer sur la plage d’Alang pour y être démoli, c’est bien le sort que l’État français réserve au porteavions Clemenceau. Il est prévu qu’il quitte Toulon pour être remorqué en Méditerranée, puis le long du canal de Suez, et atteindre Alang quelques mois plus tard…

L’Etat français cède le Clemenceau pour une bouchée de pain

Sa place y est déjà réservée. Chetan Patel nous la montre avec joie : « Vous voyez ce navire de transport de bétail en train d’être démoli ? Bientôt il sera remplacé par le Clemenceau ». Chetan Patel est le patron de l’entreprise de démolition Shree Ram Vessel Scrap. C’est cette entreprise qui a été chargée d’accueillir, de désamianter, et finalement de démolir le Clemenceau.

Le contrat est compliqué, comme souvent dans les affaires maritimes. Il se résume ainsi : l’État français vend la coque du porte-avions Clemenceau à la société Ship Decommissioning Industry (SDI). SDI est une société domiciliée au Panama, paradis pour sociétés où leurs responsabilités légales sont très limitées. SDI a été créée spécialement pour l’occasion par la société allemande Eckhardt Marine, qui en est propriétaire à 100 %. SDI achète le Clemenceau pour 100 000 € (une bouchée de pain), et se charge des opérations de remorquage, désamiantage, et démolition, en faisant appel à des sous-traitants.
Ainsi SDI a déjà fait procéder à un désamiantage partiel du Clemenceau à Toulon par la société Technopure, qui avait pour mission de retirer « l’amiante friable directement visible et accessible », et par la société Prestosid, qui continue actuellement le travail. SDI vend ensuite le porte-avions à Shree Ram Vessel Scrap à un prix non-communiqué, mais dont l’unité est certainement le million d’euros, donc avec un bénéfice très confortable. Shree Ram se charge du désamiantage final du navire, avec l’aide la société indienne Gujarat Enviro Protection and Infrastructure Ltd (GEPIL), spécialisée dans les déchets dangereux, et filiale du groupe Luthra. Puis Shree Ram démantèle le bateau et en récupère l’acier et les métaux non-ferreux, qu’il vend au meilleur cours.

Une formation de 15 jours pour les cadres

Il est à noter que l’État français a tenu à ce que le transfert de propriété ne se fasse qu’après le désamiantage final et la démolition complète du navire, ce qui veut dire qu’il en restera propriétaire  jusqu’à sa destruction. L’État entend peut-être ainsi s’assurer que les opérations seront faites de manière correcte, échaudé par les déconvenues qu’il a connues en Espagne et en Grèce (cf. encadré Le Clem tourne en rond depuis trois ans).

Concrètement, les cadres de Shree Ram et de GEPIL ont reçu une formation sur le désamiantage en France en février 2005, et se disent prêts à la mettre en pratique sur le Clemenceau. Pourtant cette formation de 15 jours près de Mulhouse n’a été que théorique, sans mise en situation sur un chantier. Surtout, seuls cinq cadres ont été formés, et ils sont censés former à leur tour les ouvriers spécialisés qui désamianteront le Clemenceau. La raison invoquée est la barrière de la langue : la formation française ayant été laborieusement traduite en anglais pour les cadres indiens, ceux-ci doivent la traduire à leur tour en hindi et en gujarati, langues des ouvriers du chantier. Les ouvriers pressentis pour le désamiantage sont les plus expérimentés et doivent être en parfaite santé. Les cadres ont eu l’embarras du choix parmi les volontaires pour faire ce travail payé 300 à 400 roupies indiennes par jour, équivalant à 190 euros en moyenne par mois. Mais il faut comparer ce salaire aux 75 euros par mois que touche un ouvrier spécialisé sur le même chantier, et qui sont déjà supérieurs au salaire minimum indien. La prime de risque pour les désamianteurs revient donc à toucher un salaire deux fois et demie supérieur.

Des ouvriers payés 190 euros par mois

Concrètement, ils devraient être une vingtaine d’ouvriers spécialisés chargés du désamiantage, moitié venant de Shree Ram, moitié venant de GEPIL, plus les cadres. La direction déclare qu’ils travailleront par tranches de 90 minutes à deux heures, deux à trois fois par jour, changeront de combinaison de protection tous les jours, et de filtres respiratoires P3 tous les deux jours, ou plus souvent si le besoin s’en fait sentir.

L’objectif est de retirer l’amiante du Clemenceau laissé par les sociétés Technopure et Prestosid. Or personne ne sait combien de tonnes d’amiante restent sur le Clemenceau, ni où se situe cet amiante. Shree Ram affirme qu’il reste 5 à 10 tonnes d’amiante, GEPIL qu’il en reste 15 à 20 tonnes. En France, SDI n’a jamais donné de chiffres précis. Tout ce qu’on sait, c’est que les sociétés Technopure et Prestosid avaient pour mission de retirer ou neutraliser l’amiante accessible, et d’identifier et de laisser l’amiante inaccessible. Le seul document de référence sera donc le plan de recollement produit par ces sociétés, qu’une visite que Shree Ram et GEPIL ont fait à bord du Clemenceau à Toulon devait confirmer de visu. Pour sa part, l’Andeva n’a pu se faire communiquer ce rapport, pas plus qu’il ne lui a été accordé de visiter le Clemenceau. Sur un porte-avions, la structure est bien plus compliquée que celle d’un navire marchand, et peut contenir de l’amiante dans des parties inattendues.

« Le gouvernement français veut que nous enlevions l’amiante du Clemenceau en suivant la réglementation française », énonce Priyesh Bhatti, PDG de GEPIL. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de réglementation indienne en la matière. L’amiante n’est pas interdit en Inde, mais n’est traditionnellement pas utilisé. Pas d’amiante, donc pas de règles de désamiantage. La seule loi indienne qui puisse s’appliquer est celle qui concerne les déchets dangereux.
À ce titre, l’amiante retiré ne peut être rejeté dans l’environnement. Il doit être stabilisé et solidifié pour éviter la dispersion de fibres d’amiante dans l’atmosphère, et placé dans un centre de stockage approprié.

Procédure française, méthodes indiennes

La méthode de désamiantage de référence est donc celle apprise en France. Elle consiste en l’identification des parties amiantées, la mise au point d’un plan de retrait, la création de zones de confinement où l’air est analysé, le respect de procédures à l’entrée et à la sortie de ces zones où le désamiantage proprement dit prendra place, comme le répètent les cadres de Shree Ram et de GEPIL.

Mais au-delà des leçons bien apprises, leur mise en pratique soulève quelques interrogations. Comme cet extracteur d’air vétuste qu’on nous a présenté lors de notre visite, tout à fait insuffisant pour assurer la dépression des zones confinées, et nonpourvu de filtre. Lorsque nous en avons fait la remarque, il a tout de suite été retiré de notre vue, avec l’assurance que des extracteurs d’air conformes seraient bientôt achetés en France.

Nous sommes également restés perplexes devant quatre conteneurs de récupération. Ils nous ont été présentés comme devant constituer une unité de désamiantage fixe, une fois reliés les uns aux autres par des couloirs de fer bricolés sur place. La procédure qui consiste non à désamianter sur zone mais à déplacer les éléments amiantés dans une unité de désamiantage est valide, mais délicate, car elle demande que les éléments soient emballés dans du plastique pendant les opérations de démontage, et qu’ils soient transportés sans que le plastique ne se déchire. Admettons, mais que l’unité de désamiantage en question soit bricolée de toutes pièces à partir de conteneurs de récupération n’inspire pas confiance. Quand nous avons émis des réserves, on nous a tout d’abord dit que c’était parce qu’on ne trouvait pas d’unités de désamiantage mobiles à l’achat en Inde. Puis quand nous avons insisté, on nous a dit qu’on en achèterait éventuellement en France, et qu’on les ferait transporter sur le Clemenceau.

Nous touchions là aux limites de l’exercice d’une visite avant chantier : puisque le travail n’a pas commencé, on peut nous déclarer qu’il sera fait dans les meilleures conditions du monde, nous ne pouvons pas le vérifier.

Ce qui est plus vérifiable, en revanche, ce sont les méthodes de désamiantage de la société Shree Ram avant qu’elle n’apprenne la procédure française. Entre avril 2004 et avril 2005, Shree Ram a démoli quatre bateaux pour un tonnage total de 20 000 tonnes, où ils annoncent avoir trouvé 1,5 tonne d’amiante. « Nous avons utilisé des masques et des combinaisons de protection, mais pas la technique de confinement », avoue Chetan Patel. L’amiante était simplement retiré avec des gants, puis placé dans des tonneaux où l’on coulait ensuite du ciment, piégeant ainsi les fibres d’amiante. D’après Chetan Patel, les ouvriers désamianteurs étaient protégés, bien que nous n’ayons pu le constater. Mais la zone de travail n’était pas close, donc des fuites de fibres d’amiante ont dû se produire. Ce que nous avons pu voir en revanche, c’est un des tonneaux contenant l’amiante retiré d’un bateau démoli. Le tonneau, simplement recouvert d’une tôle, contenait de l’amiante cimenté superficiellement, selon la technique indienne. À notre demande, le tonneau fut ouvert, et on nous offrit un morceau d’amiante cimenté détaché à mains nues, alors même qu’un panneau d’instruction situé à un mètre stipulait que masques respiratoires et vêtements de protection étaient obligatoires. Pour les Indiens, une fois cimenté, l’amiante est totalement inoffensif.

En Inde, le seul organisme de contrôle gouvernemental ne préconise d’ailleurs pas autre chose. Il s’agit du Gujarat Pollution Control Board (GPCB). Cet organisme a un véritable pouvoir, puisque
ses agents vérifient que les navires destinés à être démolis sont vides d’hydrocarbures avant d’être soumis aux chalumeaux des ouvriers, et qu’ils ont fait fermer 27 chantiers de démolition l’année dernière pour manquement aux règles environnementales. Mais son action concernant l’amiante reflète l’absence de réglementation en matière de désamiantage en Inde : le GPCB se contente d’exiger que l’amiante soit stabilisé (c’est-à-dire mêlé à du ciment) et traité à part. Le GPCB veut ainsi limiter la dispersion dans l’atmosphère de fibres d’amiante une fois l’amiante retiré, mais ne se soucie pas de la dispersion qui se produit pendant le retrait. D’ailleurs, il ne procède à aucune analyse de l’air.

Shree Ram et GEPIL assurent qu’ils iront plus loin que la réglementation indienne, et qu’ils se placeront sous le contrôle d’experts français pendant le désamiantage du Clemenceau. Des analyses d’air seront effectuées par GEPIL dans les zones confinées. Priyesh Bhatti, PDG de GEPIL, reconnaît « le besoin d’analyses d’un laboratoire indépendant », mais est incapable de nous donner un nom de laboratoire, arguant que le processus de sélection des candidats en est encore au stade de « propositions ».

La nouvelle procédure de désamiantage “ à la française ”, qui sera appliquée pour la première fois en Inde pour le Clemenceau, implique aussi une autre gestion des déchets amiantés. Ils ne seront plus cimentés dans des tonneaux, mais enfermés dans des sacs plastiques doubles, puis transportés au centre de stockage de GEPIL, à 400 km du chantier d’Alang. Sur un terrain protégé, les sacs plastiques seront ensuite pris dans une couche de ciment, elle-même recouverte de couches de déchets non-dangereux, puis de terre. GEPIL traite ainsi des tonnes de déchets dangereux à l’année, s’inspirant de la méthode américaine qui utilise le ciment pour éviter les suintements et les fuites.

Un marché inespéré pour l’Inde

Le désamiantage et la démolition du Clemenceau en Inde devraient prendre en tout de huit à dix mois. Pour Shree Ram et GEPIL, cela ouvrirait un nouveau marché : « Nous voulons devenir les seuls spécialistes du désamiantage à Alang. Si la marine française est contente de notre travail, elle pourrait nous envoyer d’autres navires, et après elle les marines anglaise et américaine  », affirme Chetan Patel. Car le temps presse. Les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient à Alang. Sur 173 chantiers de démolition présents à l’origine, seuls 65 sont actifs aujourd’hui. Paradoxalement, l’industrie souffre du renforcement des contrôles que le législateur indien lui a imposé depuis 1998. Des procédures plus strictes ont amené plus de sécurité, mais ont fait fuir les clients sans foi ni loi, qui détestent le temps et l’argent perdus. Les armateurs se sont détournés d’Alang pour faire démolir leurs navires dans des pays qui n’appliquent aucune procédure, comme le Bangladesh ou le Pakistan. Le seul recours d’Alang est une sortie vers le haut ; Shree Ram et GEPIL l’ont bien compris, qui affirment offrir un désamiantage de qualité. Toute la question est de savoir s’ils en sont capables.

Lucas Schifres


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°18 (octobre 2005)