« A en croire les statistiques officielles,
aucun travailleur ne meurt
de maladie professionnelle en Espagne »

Angel Cárcoba est militant syndical, auteur de divers travaux sur l’amiante, et notamment de “l’Amiante en Espagne” (Editions GPS, Madrid, 2000). Il répond ici aux questions d’Hélène Boulot et Marc Hindry qui ont fait sa connaissance lors d’une conférence internationale à Barcelone, où ils représentaient l’Andeva.

Quel est le degré de connaissance des danger de l’amiante en Espagne ?

Il est limité. Le lobby industriel et financier de l’amiante verrouille l’information et influence les médias. Il y a une conspiration du silence.
Les pouvoirs publics et une partie de la communauté scientifique ont été anesthésiés par ces lobbys. En Espagne le mouvement syndical clandestin des Commissions ouvrières a devancé la communauté scientifique en dénonçant les dangers de l’amiante dès 1975.
Actuellement la production de connaissances sur les risques de l’amiante est soumise à des pressions qui donnent une invisibilité sociale à ce problème. Nous avons progressé ces dernières années, mais encore insuffisamment.

Avez-vous des entreprises de transformation ?

L’utilisation de l’amiante a commencé en Espagne au début du vingtième siècle, mais c’est à partir de 1960 qu’elle est devenue massive. Entre 1965 et 1995 l’Espagne a importé 2,8 millions de tonnes d’amiante qui ont été disséminées dans les bâtiments et les installations les plus diverses.

Une entreprise, URALITA, a joué un rôle de premier plan dans l’importation et l’utilisation de l’amiante. C’est une filiale espagnole de la multinationale ETERNIT, soutenue par la banque March, qui a fait de l’importation d’amiante un commerce florissant. Elle jouit d’un véritable monopole, qui récompense son aide au soulèvement militaire de Franco et les services rendus à la dictature.

Au cours des 30 dernières années, 1 200 entreprises ont utilisé de l’amiante, dans des secteurs comme le fibrociment, les chemins de fer, la navale, la sidérurgie, le textile, le bâtiment, les matériaux de friction, la céramique…

Plus de 150.000 travailleurs ont été exposés durant cette période dans la marine militaire (l’Espagne achète aux USA des porte-avions, des torpilleurs, des sous-marins et des épaves maritimes de la seconde guerre mondiale, pourries d’amiante ). Sans parler de tous ceux qui ont été exposés dans les bases militaires américaines.

Quelle est la situation pour la reconnaissance des maladies professionnelles ?

En Espagne, comme dans la majorité des pays de l’Union européenne, on ne connaît pas les causes des maladies des travailleurs ni celles de leurs décès. Les statistiques officielles sont l’objet de tant de manipulations et de dissimulations qu’elles sont un véritable modèle en matière d’escamotage des problèmes touchant à la santé des travailleurs.

La majorité des pathologies professionnelles sont considérées et enregistrées comme des maladies ordinaires. Comme on ne les diagnostique pas, on ne les enregistre pas. Et comme on ne les enregistre pas, on ne fait rien pour les éviter ni pour les indemniser.
La reconnaissance d’une maladie professionnelle n’est pas dictée par un souci de prévention ou de réparation. Elle est soumise à des pressions sociales qui la font ressembler à une loterie. Seuls les travailleurs dont l’exposition est directement attribuable à un agent précis, dans un secteur industriel précis, avec un bilan clinique déterminé peuvent espérer être reconnus en maladie professionnelle.

Les critères des expertises sont très restrictifs. La reconnaissance d’une maladie professionnelle se fonde sur l’interprétation de la loi par un juge et non sur des preuves médicales ou scientifiques. Résultat : à en croire les statistiques officielles aucun travailleur ne meurt de maladie professionnelle en Espagne !

Cela vaut même pour l’amiante, ce qui oblige les victimes et les ayants droit à engager des procédures judiciaires longues, coûteuses et complexes.

Pourtant diverses études épidémiologiques montrent que plus de 1100 travailleurs meurent chaque année de pathologies résultant d’une exposition à l’amiante. D’autres études estiment que le nombre de décès par cancers dus à l’amiante (mésothéliome et autres tumeurs) se situera entre 45.000 et 55.000 en 2040.

En Espagne, l’amiante a été utilisé avec 15 à 20 ans de retard sur d’autres pays européens. Les effets sur la santé apparaîtront donc plus tardivement, mais ils seront les mêmes qu’en France, en Belgique ou au Royaume Uni.

Y a-t-il des associations de victimes en Espagne ?

Oui, dans les régions les plus touchées : en Galice, à Valladolid, à Madrid et à Séville. Leur développement est limité et elles sont peu coordonnées entre elles. Nous essayons d’impulser des convergences entre les syndicats et les associations de victimes. En Espagne, pour des raisons historiques et vu les voies de recours existantes, ce sont les syndicats qui ont apporté l’appui juridique, médical et social le plus important aux victimes.

Notre but est de construire une association de défense des victimes de l’amiante ouverte à toutes les personnes intéressées par cette question (victimes, médecins, oncologues, avocats, magistrats, syndicalistes…) La santé n’est pas un espacé réservé à des spécialistes ni même aux seules victimes.

L’amiante n’est pas seulement un problème de santé au travail. C’est devenu un grand problème de santé publique et environnementale.


Article extrait du Bulletin de l’Andeva N° 25 (janvier 2008)