L’établissement Deville de Charleville était inscrit sur les listes depuis juillet 2000.
Les salariés ne l’ont appris que cinq ans après. Licenciés sans être informés,
certains se sont retrouvés dans des situations financières très difficiles.

C’est Sylvie Mouron, la déléguée syndicale qui a mis les pieds dans le plat ! Apprenant par hasard en mars 2006 que son entreprise avait été « classée amiante » par un arrêté de juillet 2000, elle écrit à l’inspection du travail, à la CRAM, au conseil général, au médecin du travail : pourquoi le personnel n’a-t-il pas été informé ? Pourquoi n’a-t-il pas de suivi médical particulier ? Pourquoi ceux qui quittent l’usine n’ont-ils pas d’attestation d’exposition ? Questions sans réponse.

Deville existe depuis 1864. L’entreprise fabrique des cuisinières et des foyers de cheminées. Elle a plusieurs fois changé de mains. Le conseil général est devenu propriétaire des murs. « On a utilisé de l’amiante chez Deville jusqu’en 1995, explique Sylvie. Il y en avait dans les joints de portes, les dessus de cuisinières, les cales utilisées pour le polissage. ... »

L’amiante arrivait en bobines. On la coupait à dimension, sans gants de protection. « Le Monsieur qui faisait ces découpes est mort d’un cancer de l’amiante en 2001. Il avait 47 ans ».

Ceux qui n’ont pu bénéficier de la pré-retraite amiante à laquelle ils avaient droit sont partagés entre la colère et l’incompréhension : pourquoi ne nous ont-ils rien dit ?

Comment vivre avec 414 euros par mois ?

« J’ai travaillé 31 ans chez Deville, de 1965 à 1996, raconte Françoise, une ancienne secrétaire. En 1996 j’ai subi un licenciement économique. En 2000, lorsque Deville a été « classé amiante », personne ne m’en a informée. Je l’ai appris en janvier 2007, croisant Sylvie dans un magasin... ».

Après son licenciement ses revenus dégringolent : de 1997 à 1999 elle touche 500 euros par mois ; de 1999 à 2002 elle touche 414 euros ; de 2002 à 2007 elle touche 600 euros. Comment vivre avec si peu ? Si elle l’avait su, elle aurait pu avoir une allocation de cessation anticipée d’activité d’environ 1200 euros depuis 2000.

Six ans après, elle a déposé un dossier de « préretraite amiante ». Mais le souvenir de ces années passées à se serrer la ceinture n’est pas prêt de s’effacer : « pour y arriver, j’ai dû supprimer les vacances, les week-ends, les sorties au restaurant ou au théâtre, faire durer les vêtements, faire appel à ma famille... »

Ces préjudices, il faudra bien que la Justice les fasse indemniser.

Ne pas informer les gens c’est ignoble

Jean-Louis a 61 ans. Il était cadre supérieur chez Deville. Avant de quitter l’entreprise, il a subi 21 mois de harcèlement : on lui donne des missions incohérentes, on le paye à rester chez lui, on l’inscrit à un cabinet de reclassement. Fragilisé, sous tranquillisants, il se rend chez Deville en janvier 2003 pour s’entendre dire « Je vous ai licencié hier... ».

Il engage alors une action aux prud’hommes, qui se terminera par une condamnation de l’employeur pour licenciement abusif.

Fin avril, ressentant des douleurs insupportables, il consulte. Les deux poumons sont touchés par un cancer. Son état de santé est sérieux. Les médecins lui disent qu’il n’est pas opérable. Commence alors une radiothérapie et des chimios à fortes doses. Un médecin s’étonne : « Vous n’avez pas des poumons de fumeur... »

A l’émaillerie de Deville, où Jean-Louis avait travaillé, on portait des gants et des combinaisons en amiante. Même le bureau était pollué par l’amiante. Les cadres, eux aussi, étaient exposés.
« Je ne peux ni comprendre ni admettre qu’on cache une situation grave pour la santé humaine, dit Jean-Louis. Ne pas informer les gens qu’ils ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête, c’est ignoble. J’ai de la chance aujourd’hui d’être encore en vie. »

Lui aussi a appris très tard que l’établissement était classé amiante : « c’était en septembre 2006. En sortant de l’hôpital où je venais de passer un scanner, j’ai croisé un gars de l’usine qui m’a appris la nouvelle... »

Pourquoi la direction n’a-t-elle pas informé ses salariés ? Elle explique aujourd’hui qu’elle ne savait pas. Sylvie en doute. Jean-Louis hasarde une explication : « l’usine était à vendre. Pour eux, elle risquait de devenir invendable. »…

Victime d’un harcèlement permanent

Être une déléguée syndicale chez Deville n’est pas un mandat de tout repos. Pour faire éclater publiquement ce scandale, il a fallu à Sylvie une bonne dose d’énergie et de courage. Très vite, elle s’est fait traiter comme une véritable pestiférée : mises en causes personnelles, agressions verbales pendant les réunions... Face à ce harcèlement permanent, elle s’efforce de tenir bon.

Heureusement, elle ne reste pas seule longtemps. Avec des syndicalistes d’autres entreprises et des victimes de l’amiante, elle décide de créer l’Addeva 08 sur les Ardennes.

L’association démarre comme un feu de cheminée. Avant même qu’elle ne soit inscrite au journal officiel, se tient une première réunion publique le 13 novembre 2006. Près de 150 personnes y participent. Les témoignages et les questions affluent : comment faire reconnaître une maladie professionnelle ? Quelles démarches pour la cessation anticipée d’activité ? Que faire pour avoir un suivi médical ?

Une deuxième réunion publique suivra début 2007.

Comme un vrai feu de cheminée

Quelques mois après sa création, l’association a connu un développement impressionnant. « Nous avons ouvert une permanence qui se tient tous les lundi et tous les mercredi de 14 heures à 18 heures, explique Claude Huet, le président de l’association. A ce jour 185 personnes y ont déjà été accueillies. »

La demande est énorme. « Les gens ne sont pas informés sur leurs droits : certaines personnes reconnues en maladie professionnelle n’avaient pour vivre que quelques centaines d’euros par mois, lorsqu’elles sont venues nous voir. Nous leur avons appris qu’elles pouvaient faire une demande d’aggravation, déposer un dossier ACAATA, faire une demande d’indemnisation complémentaire au Fiva… Elles ne savaient pas ... »

Avant la création de l’association, deux décès dus à l’amiante avaient été reconnus en maladie professionnelle par la sécurité sociale.
Aujourd’hui, quatre personnes décédées sont reconnues en maladie professionnelle ; une douzaine de demandes de reconnaissance ont été déposées par des ayants droit d’autres personnes décédées ; douze victimes ont fait des demandes de reconnaissance. Quatre ont été définitivement reconnues. Deux ont fait des demandes d’aggravation. Neuf dossiers ont été déposés au Fiva. Huit actions en faute inexcusable ont été engagées devant le Tass. Onze procédures ont été lancées devant les prud’hommes suite aux pertes financières subies depuis 2000 par des salariés licenciés.

Les personnes qui viennent à la permanence sont incitées à passer un scanner. Plusieurs pathologies pulmonaires ou pleurales ont ainsi été repérées. Certains médecins déclarent des maladies professionnelles. D’autres se montrent réticents, souvent par méconnaissance des tableaux. L’association veut en débattre avec eux.

Le décret de juillet 2000 permet à des salariés de Deville de bénéficier de l’ACAATA. Mais il y a un problème sur les dates : « Ce droit est ouvert pour les personnes ayant travaillé entre 1950 et 1992, explique Claude Huet. Or nous avons la preuve que l’amiante a été utilisé chez Deville au moins jusqu’en 1995. Nous allons demander au ministère l’extension de la période de référence jusqu’à cette date. »

Plaintes déposées au pénal

37 plaintes individuelles ont été déposées avec l’Addeva 08 au pénal : pour non assistance à personne en danger, mise en danger d’autrui, blessures involontaires et homicide involontaire.

L’association approche de la centaine d’adhérents. Ses activités sont bien relayées par les medias : quatre couvertures par FR3, cinq articles de presse dans l’Ardennais et l’Union.

« L’essentiel de notre activité est tournée vers Deville, explique Claude mais nous avons aussi des demandes venant d’autres usines comme les Hauts fourneaux de la Chiers ou des petites entreprises de chauffage, de couverture ou de forges. »



Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°22 (avril 2007)