L’audience du 12 mars, c’est d’abord une question de chiffres. Et ceux-ci sont démesurés : cinq sociétés impliquées (Renault Trucks, Iveco, Méritor, Fonderie de Vénissieux, Arquus), 1208 dossiers à instruire, plus de 1000 sièges disposés dans les 1000m2 de l’espace 140 de Rillieux-La-Pape en banlieue de Lyon et une somme totale de de 18 millions d’euros en jeu. C’est la plus grande audience prudhommale jamais vue en France et cinq cars avaient été affrétés par l’APER pour convoyer une partie des plaignants depuis Vénissieux, siège de Renault Trucks.

Six agents avaient été dédiés à la sécurité de ce tribunal éphémère qui, outre ses capacités d’accueil, avait été choisi en raison de critères d’accessibilité (salle de plein pied, proximité géographique avec l’autoroute A46, transports en commun).  

A ces chiffres impressionnants, on peut ajouter les treize années de procédures pour faire inscrire le site de Vénissieux sur la liste des établissements ouvrant droit à l’Acaata et dont les demandes actuelles constituent la suite logique. Il faut préciser ici que cette inscription a été obtenue au terme d’une bataille judiciaire menée par l’Aper, les syndicats et la 525ème mutuelle d’entreprise ; bataille débutée en 2003 au cours de laquelle Renault Trucks avait épuisé tous les recours possibles.

C’est d’ailleurs sur ce point que l’avocat des plaignants, Cédric de ROMANET du cabinet TTLA, s’est majoritairement appuyé durant sa plaidoirie. L’ouverture au préjudice d’anxiété découle en effet directement de ce classement et c’est la Cour de cassation qui l’a elle-même défini dans ses arrêts du 3 mars 2015.

C’est pourquoi, selon lui, cette procédure, certes exceptionnelle par son ampleur, est également tout à fait classique en cela qu’elle s’inscrit dans un cadre juridique parfaitement fixé depuis plusieurs années. Selon la Cour de cassation, les salariés qui ont droit à ce dispositif de « pré-retraite amiante » ont également toute légitimité à réclamer et obtenir un préjudice d’anxiété pour « exécution fautive du contrat de travail ».

Rappelons qu’à partir d’un seuil d’exposition significatif de 10 à 12% des salariés affectés à des opérations de flocage ou de calorifugeage d’un site, la loi considère que tous les salariés de ce site ont été plus ou moins exposés à l’amiante, cela à cause des facultés dangereusement aérolites de ce matériau. Pour Renault Trucks, le taux estimé de salariés affectés a été estimé à 15% et c’est sur cette base que le classement en Acaata a été ordonné en 2016.

L’avocat s’est ensuite attelé à la description de tous les postes sur lesquels les employés ont été exposés dans ces entreprises : fusion, maintenance, soudure, forge, usine moteurs (joints, plaques), freins (garniture), groupe électrogène, emboutissage, montage camion… Jusqu’aux épouses qui lavaient les bleus de travail de leurs maris et dont on sait bien quel lourd tribut elles ont payé à cette indirecte mais mortelle exposition partout en France.

Il est revenu sur le manque de protection et de mesures d’empoussièrement obligatoires depuis un décret de 1977 et sur le fait qu’aucun prélèvement n’a pu être fourni par des employeurs, pas davantage avant cette date qu’après.

Il a évoqué le rapport GOT qui a clairement établi que toutes les sociétés avaient pleine conscience du risque encouru par leurs employés au moins à partir de 1965.

Sa plaidoirie a été largement saluée par les plaignants qui ont eu l’impression, à travers elle, d’avoir été entendu.    

« Quatre-vingt-dix pour cent des plaignants sont des retraités. Aujourd’hui ils ont peur et c’est pourquoi ils se révoltent. Aucun contact n’a pu être établi avec la direction de Renault Tracks. Il y a eu des audiences de conciliation qui n’ont donné aucun résultat. Aujourd’hui, tout l’enjeu de ce procès, c’est que les employeurs arrêtent de jouer avec la santé de leurs salariés, que la santé publique devienne une priorité et que l’on applique le principe de précaution » a dit Jean-Paul Carret, président de l’APER qui a lui-même passé 45 ans chez BERLIET, RVI et Renault Trucks.

La période qui permet d’attaquer devant les Prud’hommes va de 1964 à 1996, année de l’interdiction de l’amiante. « 1964, c’est l’année ou le gouvernement a demandé aux entreprises de prendre des précautions avec ce matériau ; 1996, c’est l’année ou il a été interdit », explique Patrick Gérard, secrétaire de l’APER qui a passé 41 ans en fonderie. Lui aussi fait partie des dossiers en cours.   

Pour leur défense, les cinq sociétés incriminées avaient fait appel au cabinet Lefebvre qui était représenté par Elodie Bossuot-Quin. La stratégie mise en place par la défense consistait en premier lieu à fragmenter les activités du site pour isoler deux d’entre elles, autocar-autobus et fonderie, qui, selon Maître Bossuot-Quin, étaient les deux seules à avoir exposés leurs employés à l’amiante. Toujours selon la défense, il n’y aurait aucune preuve objective d’exposition à l’amiante des salariés des autres activités et ce sont ces deux secteurs et eux seuls qui auraient entraîné le classement du site malgré leur faible taille en regard des colossales proportions de l’usine (6ha sur 76ha). Et de brosser par suite une description du site en insistant sur les distances entre chaque secteur.  

Puis la défense a provoqué de nombreux remous dans la salle en affirmant sans rire que les industriels ne connaissaient rien des risques liés à l’amiante avant les années 90, et en prenant pour preuve les ratés à répétition du procès pénal de l’amiante. Un argument qui peut fâcher lorsqu’on connait les arcanes de ce dossier et qu’on sait comment tout a été mis en œuvre pour décourager les victimes et mettre les justiciables hors de portée de toute mise en cause.

Pleine de sollicitude à l’égard des anciens salariés, l’avocate a également tenu à les rassurer sur les chances, extrêmement faibles, selon elle, de contracter une maladie de l’amiante dans un futur proche ou lointain. Au vu des réactions agacées de la salle, il n’est pas certain que l’effet produit par ces paroles fût celui qui était recherché…                            

Les décisions des quatre conseillers seront rendues publiques le 29 octobre 2019. Une seconde vague de 264 dossiers devraient suivre en 2020.