Le médecin conseil de la caisse primaire avait refusé une demande d’aggravation pour la maladie, qui a finalement emporté son mari. Colette Pointin est allée elle-même défendre le dossier devant la Cour nationale de l’incapacité, en s’opposant à l’expert médical. Elle a gagné.

« Martial a travaillé pendant 30 ans chez Abex, qui s’appelle aujourd’hui Federal Mogul. L’usine fabriquait des freins en amiante. Il a d’abord travaillé aux presses, puis comme responsable au moulage. Il a été licencié en 1983.
Sa maladie s’est déclarée en 1991. Il avait pris une gérance chez Felix Potin. Le médecin du travail lui a fait passer une radio. On a trouvé une pleurésie. Il a pensé que cela venait du travail en chambre froide. Sur le coup, nous n’y avons pas prêté attention…
Plus tard, en voyant qu’il toussait toujours, j’ai commencé à m’inquiéter. Je venais d’apprendre que mon ex-mari, qui travaillait aussi chez Abex, était atteint d’une maladie due à l’amiante (il en est décédé depuis). Finalement, nous avons su que Martial avait une asbestose, à cause de l’amiante qu’il avait respiré chez Abex.

J’ai commencé à m’intéresser à la question de l’amiante. J’ai enregistré des émissions télévisées qui en parlaient. Un jour j’ai trouvé dans le Parisien un article qui parlait de l’Andeva. J’ai appelé l’association. J’ai pris contact. Hélène Boulot qui m’a expliqué l’action de l’Andeva. Nous savions qu’il y avait d’autres personnes d’Abex malades de l’amiante. Nous avons décidé de créer une association locale : l’Ardeva Picardie. Au départ nous étions treize. C’était le début d’un long combat.
Mon mari a été reconnu en maladie professionnelle en 1991 avec un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) de 20%. En 1992, son taux est passé à 30%. Les douleurs et les problèmes respiratoires se sont aggravés. Il a dû faire de la kiné respiratoire. Année après année, son taux est passé à 40%, puis 45%, puis 50%...

En 2004, son pneumologue a déposé une nouvelle demande d’aggravation. Le certificat médical constatait « une obstruction à 35% de la trachée, dont le développement était lié à la maladie professionnelle ». Martial enchaînait les bronchites. Il s’essoufflait de plus en plus. Les résultats de ses explorations fonctionnelles respiratoires (EFR) se dégradaient. Pourtant le médecin conseil de la caisse primaire a refusé cette demande d’aggravation ! Martial a contesté aussitôt ce refus.
Il a fallu attendre deux ans pour que le dossier passe devant le tribunal du contentieux de l’incapacité (le TCI). C’était le 8 mars 2006. Je me suis présentée. Ils m’ont demandé pourquoi mon mari n’était pas là. J’ai expliqué qu’il était décédé un mois plus tôt…

« impossible que je me sois trompé », a dit le médecin de la caisse primaire...

Le TCI nous a donné raison. Il a jugé que le taux d’IPP devait être porté de 50% à 70% à partir de la date de la demande.
Les choses auraient pu en rester là. Mais le médecin conseil s’est acharné : « Il est impossible que je me sois trompé de 20% »… Il a fait appel devant la CNITAAT (la cour nationale de l’incapacité et de la tarification de l’assurance des accidents du travail), pour confirmer son refus d’aggravation !
Il m’a donc fallu affronter cette nouvelle épreuve, qui s’ajoutait à celle du deuil. Je l’avais promis à Martial. Un jour qu’il allait très mal, il m’avait dit : « si je crève de cette maladie, je veux que tu ailles jusqu’au bout ». J’étais bien décidée à le faire. Je n’avais plus rien à perdre. Ce n’était pas une question d’argent c’était une question de justice. Il était venu travailler chez Abex pour gagner sa vie, pas pour la perdre.
L’entreprise l’avait licencié du jour au lendemain, alors qu’il avait plus de 30 ans de maison. Elle était responsable de sa maladie. S’il avait su qu’il pouvait mourir de l’amiante. Il n’aurait jamais travaillé dans cette usine.

Je ne veux pas qu’il ait souffert pour rien

J’avais vu ses souffrances ; je l’avais vu étouffer ; je l’avais entendu, quinze jours avant son décès, demander qu’on le mette dans le coma. Ce que j’avais vécu était si dur... Il me fallait trouver la force d’aller jusqu’au bout.
J’ai fait le voyage jusqu’à Amiens pour aller à la CNITAAT. J’étais accompagnée par mon amie, Nicole Boitel, une bénévole de l’Ardeva Picardie. Comme moi, elle a perdu son mari qui travaillait chez Abex ; comme moi, elle est elle-même malade de l’amiante.
J’avais passé beaucoup de temps à me préparer. Je n’étais pas venue les mains vides. J’’avais avec moi toutes les pièces de son dossier. J’avais de nombreuses attestations de personnes qui avaient connu mon mari. J’avais apporté deux photos de lui : l’une avant sa maladie et l’autre sous oxygène, sur son lit d’hôpital.
A la CNITAAT, la séance a duré une douzaine de minutes. Le juge a d’abord fait l’historique du dossier, puis il m’a demandé pourquoi j’étais là. J’ai expliqué : « Monsieur le Président, je viens ici devant vous, en mémoire de mon mari, pour tout ce qu’il a enduré. Je ne veux pas qu’il ait souffert pour rien. »

Image réelle ou « artefact » ?

L’expert a défendu mordicus la position de la caisse primaire. A chaque fois, je l’ai contré, avec des arguments et des preuves.
Il a osé dire que si mon mari respirait mal, c’est parce qu’il passait trop de temps dans son fauteuil !
J’ai rappelé qu’il avait été reconnu en maladie professionnelle. J’ai lu le certificat du pneumologue confirmant l’obstruction de la trachée. J’ai expliqué que je l’avais vu étouffer et devenir tout bleu, et qu’il avait dû subir une trachéotomie.
Dans son rapport, le médecin conseil avait prétendu que l’image du scanner était un « artefact ». J’avais regardé la signification de ce mot dans le dictionnaire. Il désignait une image qui n’existait pas dans la réalité : un leurre !
Je lui ai demandé comment il pouvait oser dire une chose pareille. J’avais été témoin des difficultés respiratoires de mon mari. J’avais vu ses lèvres toutes bleues. Il faisait de la kiné respiratoire. Non, ces images n’étaient pas un leurre ! Elles étaient bien réelles.
J’avais le CD Rom de son scanner. Je l’avais lu sur ordinateur. J’ai imprimé des photos où l’on voyait bien sa trachée obstruée et je les avais envoyées à l’expert. J’avais apporté mon portable à l’audience et je leur ai proposé de visionner les images.
J’ai montré le certificat médical confirmant que le décès était lié
à la maladie et la photocopie de la notification de ma rente de conjoint survivant.
Je leur ai signalé que le médecin conseil, ne s’était même pas déplacé pour examiner mon mari. Il avait pris sa décision de refus sur simple lecture du dossier. Le Président a dit qu’il s’agissait là d’une faute professionnelle de sa part.
Je suis passée devant la CNITAAT vers 16 heures. Nous sommes restées jusqu’à 18 heures 30 pour attendre le délibéré. Finalement, la CNITAAT a confirmé le passage du taux d’IPP de 50% à 70%, à la date de la demande. J’étais satisfaite d’avoir continué, jusqu’au bout, la contestation engagée par Martial.

Ce n’était pas pour l’argent, c’était pour sa mémoire

L’indemnisation que j’ai touchée m’a permis d’aider d’aider financièrement ma fille. Martial n’aura jamais connu son premier petit fils. J’ai obtenu le remboursement des frais funéraires et le capital décès (qui est accordé pour les taux d’IPP supérieur à 66%). Mais pour moi, l’argent n’était pas le but.
Ce que j’ai fait, d’autres peuvent le faire. Il ne faut pas avoir peur d’affronter les experts médicaux. Il vous prennent de haut, en faisant sentir qu’ils vous considèrent comme des ignorants et des débiles. J’ai pu leur montrer que nous n’étions pas plus bêtes qu’eux. Je n’ai pas fait beaucoup d’études. J’étais fille d’exploitants agricoles. J’ai arrêté l’école à 16 ans, avant de passer le brevet. Mais j’étais sûre d’être dans mon bon droit. J’avais vu les souffrances physiques et morales de mon mari. Je l’avais accompagné jusqu’à la fin. Il n’avait pas demandé à être malade. Je l’ai fait pour sa mémoire.

Ne baissez pas les bras !

Je n’étais pas sûre de gagner, mais je n’ai pas eu peur. J’avais préparé dans ma tête tout ce que je devais dire. Je connaissais les maladies de l’amiante. J’avais lu beaucoup de documents envoyés aux associations locales par l’Andeva.
D’autres que moi peuvent se retrouver dans la même situation. Je voudrais leur dire : « ne baissez pas les bras, même s’il y a des difficultés et des embûches. Quand on se bat cela paye. Et même quand on se heurte à un refus, on a son honneur pour soi, parce qu’on ne s’est pas laissé faire ».


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°27 (octobre 2008)