Sylvie Topaloff et Michel Ledoux, défenseurs fidèles des victimes de l’amiante, retracent l’histoire d’une longue bataille judiciaire et font le point sur la situation actuelle.


« En 1996, explique maître Sylvie Topaloff, avocate des victimes, lorsque les premiers dossiers ont été engagés, il existait peu de précédents. Les tribunaux appliquaient les critères retenus par la Cour de Cassation en 1941. La définition de la faute inexcusable était très restrictive et a priori excluait la possibilité de condamner un employeur. L’amiante était autorisé. La première réglementation sur ce produit datait d’août 1977. Avant cette date, les employeurs soutenaient qu’ils n’avaient fait qu’appliquer la loi. C’était la position du Procureur de la République lors de la première audience en faute inexcusable contre Eternit à Mâcon. A cette époque, non seulement les parquets n’avaient engagé aucune poursuite pénale contre les responsables, mais ils soutenaient qu’il n’existait même pas de faute inexcusable ouvrant droit à indemnisation des préjudices pour les victimes. »

On mesure le chemin parcouru depuis douze ans…

« La faute inexcusable était alors définie comme une faute « d’une exceptionnelle gravité », ajoute maître Michel Ledoux.
Avec l’Andeva, les deux cabinets ont travaillé d’arrache-pied. Sylvie Topaloff se souvient : « En étudiant à la fois les archives des syndicats (Amisol, par exemple, ou Valéo à Condé-sur-Noireau) et les archives judiciaires, nous avons découvert que des possibilités de condamnations existaient depuis le début du siècle sur le fondement de la législation sur les poussières. Les industriels auraient dû appliquer les décrets de 1913 qui leur imposaient de protéger leurs salariés ».
La bataille judiciaire fut portée par le mouvement social des victimes : « Sans la mobilisation des salariés d’Eternit, de Valéo, des chantiers navals, nous n’aurions pas été entendus. Notre stratégie était juste : multiplier les dossiers, faire condamner d’abord les spécialistes (Eternit, Everite), puis les utilisateurs importants (chantiers navals), puis la sidérurgie, la chimie... »

Les arrêts rendus le 28 février 2002 par la cour de cassation ont révolutionné la jurisprudence. « l’employeur a désormais une « obligation de sécurité de résultat », dit Michel Ledoux.
« Dans cet arrêt chaque mot compte », ajoute Sylvie Topaloff, qui en donne lecture : « En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entreprise. Le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable ... lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. »

La portée de cet arrêt va bien au-delà des victimes de l’amiante : « Elle concerne toutes les victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, quelle qu’en soit la cause, dit Michel Ledoux. Cette obligation de sécurité s’étend même à d’autres domaines, puisqu’un arrêt de mars 2008 l’utilise pour remettre en cause la décision d’un employeur en matière d’organisation du travail » .

Les employeurs étant régulièrement condamnés, leurs avocats ont infléchi leur stratégie.
Ils ont mis en cause le non respect du caractère contradictoire de l’instruction par les caisses primaires pour obtenir que la sanction financière soit rendue indolore, en n’étant plus à la charge de l’employeur fautif, mais à celle de la collectivité des employeurs (la branche accidents du travail-maladies professionnelles).
« Cette stratégie a permis à des sociétés comme Eternit non seulement de ne pas payer ce qu’ils devraient, mais même d’obtenir le remboursement de plusieurs millions d’euros déjà versés », explique Sylvie Topaloff.
« Ils d’abord été suivis sans réserve par la cour de cassation, dit Michel Ledoux, mais cela a aboutit à de tels excès que la cour a redéfini les critères de l’inopposabilité de façon plus limitative. Dans plusieurs affaires récentes, le tribunal n’a pas suivi les demandes des employeurs ».

Aujourd’hui la bataille se concentre sur le montant des indemnisations. Les avocats patronaux laissent entendre que les victimes de l’amiante sont si nombreuses que des indemnisations trop élevées « mettraient en péril l’économie ».
Ils engagent le fer sur le terrain médical, multipliant les demandes d’expertise, minimisant systématiquement les préjudices des victimes et niant contre toute évidence que les plaques pleurales soient une maladie.
Dans plusieurs régions, les tribunaux n’ont pas été insensibles à ces pressions, et ont revu leurs indemnisations à la baisse. L’Ardeva 59-62 s’est mobilisée récemment à Lille contre cette régression.
« L’action en faute inexcusable de l’employeur a des enjeux financiers, mais aussi éthiques, conclut Michel Ledoux. Il importe, dans un État de droit, que celui qui cause un dommage à autrui l’indemnise. La reconnaissance publique d’une faute inexcusable a valeur de sanction et d’incitation à la prévention ».


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°27 (octobre 2008)