Présente dans 72 pays, la multinationale Eternit a contaminé des salariés de toute la planète.

En Italie, à Casale Monferrato, les victimes de l’amiante se comptent par milliers. Le mésothéliome est une maladie rare. Dans cette région, on en compte 30 à 40 par an. Ces maladies frappent les ouvriers de l’usine, mais aussi leurs familles et les utilisateurs de l’amiante qu’Eternit distribuait gratuitement pour paver les allées et les ruelles.
Depuis trois décennies l’association de défense des victimes de Casale Monferrato et les syndicalistes des usines italiennes d’Eternit militent pour que les responsables de cette hécatombe soient jugés. 2900 personnes des usines de Casale Monferrato, Cavagnolo, Bagnoli et Rubiera ont porté plainte.
Nous le savons aujourd’hui : après cinq années d’instruction, le procès des deux hauts dirigeants du groupe, le suisse Schmidheiny et le belge De Cartier, aura lieu.

La première étape de ce long combat judiciaire s’est ouverte le 6 avril 2009 avec les audiences préliminaires qui se sont poursuivies durant tout le mois d’avril. Ce jour-là, à Turin des victimes belges, suisses, françaises se retrouvèrent aux côtés des victimes italiennes pour un formidable moment de solidarité internationale. La délégation de l’Andeva comptait 250 personnes.
En juillet 2009, l’action engagée a été déclarée recevable par un arrêt du tribunal de Turin. Les plaignants ont gagné la première manche. L’affaire pourra maintenant être plaidée sur le fond. Le procès s’ouvrira le 10 décembre 2009.
Il y a un an et demi, dans les colonnes du Bulletin de l’Andeva, Sergio Bonetto, avocat des victimes italiennes, expliquait les enjeux de ce procès, qui concernent toutes les victimes de l’amiante de la planète. Nous lui donnons à nouveau la parole.

« Le procès qui s’ouvrira le 10 décembre à Turin est une première mondiale »

Le procès du suisse Schmidheiny et du belge De Cartier s’ouvrira à Turin le 10 décembre. C’est une date historique.

Sergio Bonetto : C’est avec beaucoup d’émotion que nous avons appris la nouvelle. Nous attendions ce procès depuis si longtemps...

L’arrêt rendu mérite attention. Le parquet a corrigé la date terminale de l’enquête initialement fixée au 28 février 2008 par le mot « jusqu’à aujourd’hui ». Il considère en effet que le risque et le dommage continuent d’exister. En effet un des chefs d’accusation était qu’Eternit avait distribué gratuitement des produits amiantés qui ont servi à paver des allées et des ruelles de terre. L’enquête de police a démontré que ces ruelles, où l’amiante est mélangée à la terre, existent toujours. Des photos ont été prises, des analyses ont confirmé la présence d’amiante. Aussi longtemps qu’il n’aura pas été enlevé, cet amiante continuera à faire des victimes. Il ne peut donc y avoir de prescription. Les responsables de ces morts à venir seront toujours les mêmes.

Cet arrêt a une portée universelle : il considère en effet que la dépollution n’est pas seulement l’affaire des autorités locales. C’est la responsabilité ultime du pollueur qui est engagée : pour les contaminations survenues il y a 30 ans, mais aussi pour les contaminations actuelles et à venir. C’est un message adressé aux industriels : « Vous n’avez pas le droit d’abandonner une usine en laissant une région entière contaminée. Vous serez responsable, tant que le risque n’aura pas été éliminé ».
Cette jurisprudence a une portée universelle. Ce qui est possible en Italie doit l’être en France et dans tous les pays d’Europe et de la planète.

A la veille du procès Schmidheiny avait proposé aux victimes une indemnisation immédiate en échange de l’abandon des poursuites judiciaires.

S.B. : L’impact de cette manœuvre a été très limité. Certaines personnes ont accepté l’accord à l’amiable avec Schmidheiny, mais elles demeurent partie prenante de l’action judiciaire contre De Cartier. Dans l’intervalle, 200 nouveaux plaignants se sont joints aux premiers. Le nombre total est donc resté sensiblement le même.

Qui sont ces plaignants ?

S.B. :
 D’abord les travailleurs victimes d’une maladie due à l’amiante et les membres de leur famille contaminés par les vêtements de travail, mais aussi les utilisateurs de produits amiantés distribués gratuitement par Eternit pour paver des allées de jardin par exemple.

Une autre catégorie devrait se porter partie civile : il s’agit des personnes qui, à ce jour, ne sont pas malades, mais savent qu’elles ont inhalé des poussières d’amiante. Elles ont vu mourir des proches, des collègues, des voisins. Vivant dans la crainte d’être malades de l’amiante à leur tour, elles subissent un préjudice d’anxiété important. Nous souhaitons que toutes les personnes concernées qui ont vécu au moins dix ans à Casale Monferrato se portent partie civile.

Ce préjudice d’anxiété existe. Nous en avons les preuves. Les enquêtes épidémiologiques montrent qu’aujourd’hui à Casale il y a 30 à 40 nouveaux cas de mésothéliomes par an. Des personnalités, des maires, des évêques de la région peuvent témoigner de l’angoisse des habitants. Antonella Granieri, psychologue et psychotérapeute, spécialiste de psychologie clinique à l’Université de Turin, a publié en 2008 un livre qui décrit cette crainte générale de mourir un jour de l’amiante et la souffrance qu’elle provoque (1)

La présence de délégations française, belge et suisse à Turin a donné d’emblée une dimension internationale à ce procès, tout comme la présence de Jean-Paul Teissonière dans le collectif des avocats.

S.B. : Effectivement. Cla montre bien qu’il ne s’agit pas d’une affaire judiciaire locale, dans une petite ville italienne de province. C’est une première au niveau européen et international. Sa portée dépasse d’ailleurs l’amiante. Elle concerne d’autres victimes de maladies professionnelles et d’accidents du travail.

J’ai été l’avocat des familles de 6 ouvriers d’une usine turinoise de Thyssen-Krupp, morts dans un terrible accident du travail. Nous aurions aimé avoir la même solidarité de la part des syndicalistes allemands dans notre combat contre les dirigeants du groupe.

C’est la première fois aujourd’hui que sont engagées des poursuites pénales mettant en cause les dirigeants d’une multinationale responsable de la mort d’ouvriers et de la contamination d’une région. C’est un exemple à suivre.
Les témoignages lors du rassemblement de solidarité, devant le Palais de Justice, montraient une similitude frappante des conditions de travail des ouvriers d’Eternit en Suisse, en France, en Belgique et en Italie.

S.B. : On travaille de la même façon et on meurt de la même façon dans les usines Eternit d’Europe et du monde entier. Les dirigeants ont perpétué cette situation pendant des dizaines d’années, en toute connaissance de cause.

Ce procès a demandé beaucoup de travail et beaucoup de courage de la part du magistrat instructeur...

S.B. : Les faits incriminés s’étendent sur plusieurs décennies. Il y a dans le dossier plusieurs milliers de pages d’études et d’enquêtes. Le magistrat instructeur a effectivement du courage. Quand il se déplace, il y a toujours quatre carabiniers pour assurer sa protection…

En décembre, le procès sera public. Il devrait être largement couvert par la presse et la télévision. S’agissant d’un procès historique, nous avons demandé que l’intégralité des débats soit filmée, afin d’en conserver la mémoire.

L’association et le syndicat qui défendent les victimes de Casale Monferrato, ont reçu de multiples appuis.

S.B. : Oui, le secrétaire général de la confédération syndicale CGIL sera présent au procès. Nous avons reçu un soutien sans faille des autorités de la ville, de la province et de la région, qui nous ont apporté une aide économique et logistique précieuse.

Deux hauts dirigeants du groupe Eternit, un Suisse et un Belge, seront au banc des accusés. C’est au plus haut niveau que les responsabilités ont à juste titre été recherchées.

S.B. : Oui. Le Code pénal italien est d’ailleurs plus sévère que le Code pénal français. Ils risquent jusqu’à 15 ans de prison...

La défense de Schmidheiny a utilisé un curieux argument : à l’entendre, les faits incriminés appartiendraient à l’histoire internationale de la production d’amiante. Selon eux, « on ne peut pas faire de procès à l’Histoire... ».
Cette argumentation qui vise à les affranchir de toute responsabilité, rappelle mutatis mutandis celle qu’utilisèrent les nazis qui durent rendre des comptes à la Justice au lendemain de la guerre.
Il y a effectivement une histoire de la production d’amiante. Mais, dans toutes les pages de cette histoire, il y a les noms et les prénoms de responsables d’Eternit, dont l’histoire personnelle est intimement liée à celle de la multinationale.

Il ne s’agit pas d’un débat théorique ni d’une question idéologique, mais d’un problème très concret : on doit juger sur des faits. Des crimes ont été commis, il y a des responsabilités individuelles. Les responsables doivent rendre des comptes à la Justice et être punis pour l’hécatombe qu’ils auraient pu et dû éviter.

_____________________________________________________________

Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°30 (septembre 2009)