Nicola Pondrano est entré chez Eternit à 24 ans. Il a travaillé sur le site de Casale de 1974 à 1980. Militant syndical à la CGIL, cofondateur de l’association des victimes de l’amiante de Casale, il a été le premier à témoigner le 12 avril. Sa déposition dura 4 heures.

Il explique ici comment les ouvriers d’Eternit ont peu à peu pris conscience de l’ampleur de la contamination, puis de la nécessité de fermer l’usine, comment ils en sont arrivés à revendiquer le droit à la cessation anticipée d’activité pour tous les salariés de l’amiante-ciment et la tenue d’un procès pénal pour juger les plus hauts responsables de la multinationale.

Comment a commencé ton action militante à l’usine Eternit de Casale ?

J’y ai travaillé de 1964 à 1979. J’étais chargé pour le syndicat CGIL de m’occuper des maladies professionnelles.

Dans les années 70 nous avons pris conscience que nos revendications ne devaient pas se limiter aux salaires et à l’emploi ; il fallait aussi préserver notre santé au travail. Il ne fallait plus accepter de monnayer l’altération de notre santé contre des compensations financières. Cette prise de conscience débouchait sur une remise en question de toute l’organisation du travail. Ainsi sont nées les premières luttes ouvrières pour la défense de la santé et de l’environnement.

Comment s’est approfondie cette prise de conscience à partir des premières luttes jusqu’à la fermeture de l’usine ?

Dans les années 80-90, nous sommes entrés dans une deuxième phase, avec plus de 800 maladies professionnelles et une multiplication des actions judiciaires contre la direction de l’établissement.

Les ouvriers de l’usine ont commencé à prendre conscience de l’ampleur des dégâts humains en voyant se multiplier des maladies graves, dont certaines, comme le mésothéliome, étaient spécifiques de l’amiante.

La multiplication d’actions judiciaires victorieuses a finalement contraint Eternit à fermer l’établissement de Casale. Elles ont contribué à faire naître une conscience nouvelle : habituellement, les travailleurs qui défendent leur emploi luttent pour empêcher leur usine de fermer. A Casale, au contraire, c’est nous qui avons réclamé la fermeture de l’usine, et les travailleurs ont été à nos côtés, pour défendre leur santé et celles des habitants de Casale.

Quelles ont été les conséquences de cette fermeture ?

Elle a posé un problème social de grande ampleur à Casale : en 1980 il y avait un millier de travailleurs dans l’usine. Au moment de la fermeture ils étaient encore 300.

Les pouvoirs publics ont utilisé l’amortisseur social de la « cassa integrazione » [dispositif de compensation du revenu pendant les période chômage]Mais les ouvriers de l’usine avaient été pressés comme des citrons. Ils n’étaient pas en état de retrouver un travail.

C’est pourquoi nous avons ressorti une vieille loi des années 70, qui accordait une cessation anticipée d’activité de cinq ans pour les mineurs. Nous avons demandé qu’une disposition analogue soit appliquée pour les travailleurs de l’amiante-ciment.

Nous revendiquions le vote d’une loi. Luciano Lama, le secrétaire de la CGIL, est venu deux fois à Casale nous soutenir avec des parlementaires. La loi a finalement vu le jour en 1992, six ans après la fermeture.

C’était une victoire très importante : elle a permis à la quasi-totalité des ouvriers de l’usine d’avoir une cessation anticipée d’activité.

Malheureusement certains n’ont pas pu en profiter longtemps. C’est le cas de mon très cher ami Franco Ottone, mort d’un mésothéliome huit mois après sa cessation anticipée d’activité.

Quand avez-vous créé l’association des victimes et des familles de Casale et pourquoi ?

Nous l’avons fondée en 1988, deux ans après la fermeture, pour disposer d’un outil capable de représenter les victimes, de façon plus large que le syndicat.

Comment avez-vous décidé d’engager la bataille pour un procès pénal ?

Nous avons connu une véritable avalanche de décès. Cela a provoqué une nouvelle prise de conscience : il fallait que les responsabilités de toutes ces morts soient établies. Nous avions l’obligation morale d’engager des poursuites judiciaires au pénal.

A Casale, nous comptons à ce jour 1600 morts de l’amiante, dont plus de 1000 travailleurs et plus de 550 citadins. Chaque année, il y a une cinquantaine de nouveaux cas de mésothéliomes pleuraux et péritonéaux.

Des chiffres énormes...

Oui, c’est une catastrophe sanitaire gigantesque. Nous avons dit qu’il s’agissait d’un véritable massacre [« strage » en italien]

Cette tragédie s’est d’abord heurtée à l’indifférence. Comme celle de Bhopal en Inde, où il n’y a eu au début que quelques lignes dans les journaux, alors qu’elle a fait 20.000 morts.

Nous avons voulu que soient poursuivis non seulement les directions des établissements, mais aussi et surtout les hauts dirigeants de la multinationale Eternit : Ernest Schmidheiny et De Cartier de Marchienne.
Les enjeux de notre combat judiciaire dépassent le cadre de l’Italie. Ils ont une portée internationale.

La sentence qui sera rendue sera un message fort envoyé à tous les pays : le Profit ne doit pas passer avant la Santé.

N’oublions pas que le Canada continue à exporter l’amiante. N’oublions pas que de grands pays comme la Russie, la Chine ou l’Inde continuent à l’utiliser, sans parler de ce qui se passe en Amérique latine ou en Afrique.
Notre bataille n’est donc pas limitée à l’Italie. Le jugement de Turin aura un impact à l’échelle du monde entier.

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Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°33 (août 2010)