Eric Jonckheere est président de l’Association belge des victimes de l’amiante (l’Abeva). Sa famille a été cruellement décimée par l’amiante. Il y a onze ans, sa mère, Françoise Van Noorbeck-Jonckheere — veuve et elle-même victime de l’amiante — a eu la lucidité et le formidable courage de porter plainte contre Eternit. Deux de ses fils devaient à leur tour décéder d’un mésothéliome.

Le 24 octobre — onze ans après le début de la procédure — va enfin s’ouvrir le procès des responsables de cette tragédie familiale. Il fera date, dans ce pays où la puissante multinationale de l’amiante-ciment a réussi à faire régner une formidable omerta pendant près d’un siècle. Une brèche s’ouvre dans le mur du silence et de la désinformation. Eric nous explique les enjeux de ce procès.

Comment est née Eternit en Belgique ?

La société s’est créée au début du siècle dernier. En 1906, Alphonse Emsens, qui exploitait des sablières, flairant la bonne affaire, a racheté un brevet autrichien sur l’amiante-ciment. La société était la propriété de la famille Emsens. Elle s’est développée rapidement. En 1923 elle a installé deux nouveaux sites de production à Cappele-au-bois et Tisselt, le long d’un canal, entre Bruxelles et Anvers. Ils allaient devenir les plus grands sites d’Europe.

Quelle était l’activité de ton père ?

Il était ingénieur. En 1957, ma famille est venue s’installer dans ce petit coin de province, en région flamande. Elle a été rejointe par d’autres familles d’ingénieurs francophones. Eternit leur demandait de résider dans un rayon de dix kilomètres pour les tours de garde de nuit et du week-end.
Tu as grandi tout près de de l’usine...

J’ai gardé le souvenir d’une enfance heureuse. Avec une dizaine de gamins nous faisions les 400 coups dans un terrain vague devenu notre aire de jeu pour de merveilleuses parties de cache-cache et des poursuites en vélo. C’était le dépotoir où s’entassaient les déchets d’amiante-ciment de l’usine. Eternit l’a fermé en 1973, sans le faire garder ni l’interdire au public. A la place, il y a maintenant des terrains de foot et de tennis.

Eternit était une puissance dans la région…

Ses usines faisaient travailler 2600 personnes. C’était la seule industrie. La vie des villageois était calquée sur leur rythme. Les horaires des trains suivaient ceux des équipes. Notre médecin de famille était celui de l’usine. Les notables locaux étaient proches des industriels qui apportaient une garantie d’emploi. Il y avait une véritable main mise d’Eternit sur la région.

Comment ton père est-il tombé malade ?

En 1981 j’ai déménagé aux Etats-Unis. C’est là-bas qu’en 1986 j’ai appris que mon père souffrait d’une toux atypique.

Il est allé à Bruxelles pour des examens médicaux que le médecin de l’usine n’avait pas jugé nécessaire de lui faire passer. Il a appris qu’il était atteint d’un mésothéliome. Il est décédé à la maison, six mois après le diagnostic.

Après son décès, ma mère a déménagé avec mes deux frères en bas âge. Elle ne supportait plus de vivre dans cette maison si proche des usines qui avaient contaminé son époux. Elle avait compris qu’Eternit mentait sur la nocivité de l’amiante.

Les salariés d’Eternit ignoraient-ils que l’amiante était dangereux ?

La presse et la télévision avaient commencé à parler des dangers de l’amiante, mais mon père faisait confiance à Eternit. Un jour, il a posé la question à son responsable hiérarchique, qui a alors passé la main sur son bureau, couvert d’une fine couche de poussière blanche, puis il a léché la paume de sa main, et a dit : « tu vois, si c’était dangereux, je ne ferais pas ça ! »

Mon oncle était allé au Congo belge pour contribuer à la création d’Eternit Congo. Je lui ai demandé ce qu’il savait à l’époque des dangers de l’amiante. Il avait entendu les mêmes discours rassurants…

Mon grand-père est entré à Eternit dans les années 30. Il était haut placé dans la hiérarchie, mais il a été tenu à l’écart des discussions sur la dangerosité de l’amiante par la direction générale. Mon oncle me l’a confirmé : « Si ton grand-père avait été informé des risques, il n’aurait jamais fait embaucher ses deux fils. »

Les salariés d’Eternit ont longtemps travaillé sans protection. Personne ne portait de masque.

Après le décès de ton père, c’est ta mère qui a été atteinte à son tour.

En 1999, elle était en pèlerinage en Israël. Elle a dû rentrer à l’hôpital de Jérusalem pour des examens. Ils ont trouvé des cellules atypiques dans son liquide pulmonaire. Elle avait, elle aussi, un mésothéliome.

Ma mère était une victime environnementale. Réalisant qu’on pouvait être contaminé par l’amiante d’Eternit sans jamais y avoir travaillé, elle a fait passer des lavages pleuraux à ses cinq fils. C’est un examen désagréable : on envoie dans les poumons de l’eau qu’on aspire ensuite pour y rechercher la présence d’amiante. Nous avons alors découvert que nos poumons contenaient d’énormes quantités d’amiante. Mon frère Pierre-Paul avait presque autant d’amiante dans les poumons que mon père !
Ma mère a demandé à rencontrer la direction.

Eternit avait mis au point un système d’indemnisation privé : elle accordait 42 000 euros aux victimes de l’amiante, sans pour autant reconnaître sa responsabilité. En contrepartie, il fallait s’engager à renoncer à tout recours. Presque tous acceptaient.

Maman a refusé la « petite enveloppe ». Elle voulait garder son indépendance. En mai 2000 elle a engagé une action judiciaire au civil avec deux avocats, Jan Fermon et Georges-Henri Beauthiez. Onze ans après, malgré les multiples embûches dressées par Eternit, le procès arrive enfin. Les conclusions ont été déposées. L’audience aura lieu le 24 octobre.
Maman connaissait sa maladie. Elle ne voulait pas d’intervention chirurgicale. Elle a préparé son départ, en se donnant le temps de tout expliquer à chacun de ses enfants et petits enfants, choisissant les mots pour se faire comprendre.

L’amiante a continué ses ravages dans ta famille.

Deux ans après le décès de ma mère, mon frère Pierre-Paul, atteint d’une toux tenace, est allé consulter. Il avait, lui aussi, un mésothéliome. Il a été hospitalisé. Son état s’est dégradé. Une opération tardive n’a eu aucun résultat. Il est décédé en mai 2003, à 43 ans, laissant une femme et trois enfants. Il n’avait jamais travaillé chez Eternit, mais il avait vécu à 300 mètres de l’usine.

Notre famille a été très secouée. Malheureusement la pieuvre du cancer de l’amiante allait continuer à roder autour de nous.

Trois ans plus tard, mon frère Stéphane fut atteint à son tour d’un mésothéliome. Il avait fait le choix d’une opération associée à des médecines parallèles. Cela lui a peut-être donné quelques mois de vie supplémentaires pour des moments d’échanges avec sa femme et ses jeunes enfants, dont le cadet avait 9 ans.

Il nous a quitté deux mois après la conférence internationale sur l’amiante à Strasbourg. Je remercie les amis français qui m’ont permis d’y intervenir devant une salle attentive et émue sur le cas de ma famille et le mésothéliome de Stéphane.

De notre famille ne restent que trois frères : Xavier, Benoît et moi. Nous savons tous que nos poumons sont bourrés d’amiante. Nous ne pouvons pas nous empêcher de poser la question : qui sera le suivant ? Il faut vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Dans ces usines belges comme à Casale Monferrato en Italie, la pollution environnementale a été très importante.

Dans les premiers temps nous étions convaincus d’avoir la chance de vivre dans un petit paradis à la campagne, où il faisait bon inviter des amis.
Certains avaient bien noté que les légumes de notre jardin étaient couverts d’une fine pellicule de poussière blanche, mais nous pensions tous qu’un bon lavage suffisait à s’en débarrasser.

Les discours d’Eternit étaient rassurants. Le beau-fils Emsens, Etienne Van Der Rest, était le directeur de l’AIA, l’agence internationale des industriels de l’amiante. Il expliquait à la télé que s’il y avait des doutes sur la nocivité de l’amiante inhalé, on avait la certitude que l’amiante ingéré n’était pas nocif !

Ta mère a eu le courage de s’opposer à cette propagande mensongère.

Elle fut la première à engager une action judiciaire, la première à oser dire Non à Eternit quand on lui a proposé l’enloppe. Elle disait qu’elle était « l’arbre qui cache la forêt ».Elle n’a pas accepté qu’on achète son silence.

Les actions judiciaires ont été peu nombreuses en Belgique.

Il n’y a eu que deux autres actions judiciaires :

La première a été engagée au pénal par Luc Vandenbrock, qui avait un mésothéliome. Le code pénal belge impose de démontrer l’existence d’une « faute intentionnelle » de l’employeur. C’est une notion bien plus restrictive que celle de « faute inexcusable » qui n’a pas d’équivalent en Belgique.

La seconde action au pénal fut engagée par un Liégeois qui travaillait dans une fonderie. Après sa mort sa famille ne l’a pas poursuivie.

Comment en êtes-vous arrivés à l’idée de constituer une association des victimes de l’amiante ?

C’était l’idée de ma mère. Face à l’énorme machine de désinformation d’Eternit, elle pensait qu’il n’était pas possible de se battre seule. Elle contacté Luc Vandenbrock. En mai 2000, ils ont créé l’Abeva, l’association belge des victimes de l’amiante.

Combien de mésothéliomes en Belgique ?

Il est difficile d’avoir des données statistiques fiables. Les mésothéliomes sont noyés dans des catégories telles que « cancers broncho-pulmonaires » ou « cancers des tissus mous ». Le chiffre officiel est de 300 décès par mésothéliome. Le chiffre réel est entre 800 et 900.

Ce procès est important.

C’est le premier procès d’une victime environnementale en Belgique.
Suite aux marches et aux manifestations de l’Abeva, les médias ont été davantage sensibilisées au problème de l’amiante : la télévision et la radio dans un premier temps, puis la presse écrite. Une publication néerlandophone, vient de faire paraître un article d’une dizaine de pages sur l’action menée par notre famille. Il cite aussi le cas d’un employé des pompes funèbres atteint d’un mésothéliome, qui avait demandé que figure sur sa notice nécrologique la mention : « mort par l’amiante ». Il fut le premier à oser faire cela pour défier Eternit et réveiller les consciences.
On trouve des couvertures de magazines avec une tête de mort et la tête de Karel Vinck, membre éminent du Medef belge, ex-directeur du site Eternit en Sicile. Les italiens l’ont poursuivi en justice. Il fut condamné, mais en appel sa peine fut réduite .

A Turin a lieu un grand procès pénal contre Eternit. Quel est son impact en Belgique ?

Il est important. L’un des deux accusés est le baron belge De Cartier de Marchienne.

Nous avons suivi la procédure avec attention. Les audiences nous ont montré qu’Eternit était une machine internationale bien rodée. On retrouve par-delà les frontières les mêmes modes opératoires, la même poussière dans les ateliers, la distribution des gravats d’amiante-ciment aux ouvriers pour les allées des potagers et aux municipalités pour des parkings.
Nous avons des rapports chaleureux avec les amis italiens de l’association des familles des victimes de Casale Monferrato. Nous sommes de tout cœur avec elles. Nous savons ce qu’elles vivent. J’ai sympathisé avec Romana Blasotti Pavesi, la présidente d’honneur, dont la famille a été, comme la mienne, décimée par l’amiante.

Nos avocats se sont souvent rendus à Turin. Avec les avocats italiens et avec maître Teissonnière pour la France s’est créé un climat de confiance et de coopération très positif.

Nous attendons le verdict des juges italiens. Il sera pour nous un encouragement et un appui, même si les situations sont différentes en Belgique et en Italie.

En Belgique nous n’avons pas pu réunir les conditions pour lancer une « class action » avec d’autres familles de victimes. Nous espérons que le procès aidera à faire bouger les choses en Belgique et encouragera à ne plus se taire, à ne plus accepter l’enveloppe en échange de l’immunité du pollueur.

En Belgique, le procès au civil commence le 24 octobre. Quelles actions avez-vous prévues ?

Sur la demande d’Eternit, le débat judiciaire aura lieu en néerlandais.
Nous tiendrons une réunion publique en octobre avec projection du film « Polvere » de Nicolò Bruna et Andrea Prandstraller en version française avec des intervenants d’autres pays. J’ai écrit un livre sur l’histoire de ma famille et la responsabilité d’Eternit. Il sortira en français à la rentrée.

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Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°36 (septembre 2011)