Bruno Pesce, Nicola Pondrano et Romana Blasotti Pavesi sont les infatigables animateurs de la lutte que les victimes et les familles de Casale Monferrato mènent depuis trente ans pour qu’enfin justice leur soit enfin rendue. Ils répondent aux questions d’Alain Bobbio.

Qu’avez-vous ressenti en entendant le procureur réclamer 20 ans de prison contre les dirigeants d’Eternit ?

Bruno : Le jour du réquisitoire, nous avions réservé trois cars pour nous rendre à l’audience. Les victimes et les familles s’entassaient dans la salle. L’ambiance était très tendue.

Nous écoutions les arguments du procureur Lorsque nous avons entendu requérir 20 ans de prison pour chacun des deux prévenus, il y a eu comme un soupir de soulagement.

C’était comme si le terrible poids que nous avions tous dans la poitrine commençait à s’alléger : nous réalisions que les responsables de cette effroyable catastrophe n’échapperaient pas à leurs responsabilités...

Nicola : Il y a eu un moment très fort dans cette audience. Lorsque Sara Panelli a prononcé son réquisitoire, elle a rendu hommage aux syndicalistes, à l’association, à tous ces hommes et ces femmes de Casale qui ont eu le courage de se battre pendant 30 ans pour que justice leur soit rendue. Une vague d’émotion a alors submergé la salle. C’était comme
si un fil invisible reliait toutes les personnes
qui étaient présentes, comme si se ravivait brusquement dans nos mémoires le souvenir de tous nos compagnons de travail, de tous les membres de nos familles tués par l’amiante
d’Eternit. Ce fut un moment fort d’émotion et de grande souffrance.

Romana : en entendant les réquisitions, j’ai ressenti à la fois une grande douleur et une espérance :

L’espérance après trente années de lutte de voir enfin une condamnation exemplaire infligée aux responsables de cette tragédie

Mais aussi la douleur de savoir que des habitants de Casale continueront à mourir de l’amiante alors que la recherche sur le traitement de ces maladies n’avance pas ; la douleur de savoir que le danger n’a pas disparu et qu’il y a un problème de financement du programme d’éradication de l’amiante à Casale, qui n’est réalisé qu’à 50% ; la douleur de constater que depuis trente ans les victimes environnementales et leurs familles n’ont toujours reçu aucune aide.

En Italie, seuls les salariés et les veuves de salariés décédés ont droit à une pension. Les autres n’ont droit à rien.

Les seules victimes environnementales indemnisées à ce jour sont celles qui ont accepté l’offre financière de Schmidheiny (30 000 euros pour leur préjudice personnel et 20 000 pour la recherche médicale et la dépollution des bâtiments) en échange de l’abandon des poursuites judiciaires contre lui.

C’est une véritable ignominie – je pèse mes mots – de la part d’un individu qui refuse d’assumer la moindre responsabilité dans cette catastrophe.

En écoutant Raffaelle Guariniello, Sara Panelli et Gianfranco Colace, j’ai eu aussi un sentiment d’admiration pour le formidable travail qu’ils ont accompli avec une grande compétence et une grande sensibilité pour les souffrances des victimes.


Pourquoi une peine aussi lourde a-t-elle été requise contre les dirigeants de la multinationale de l’amiante-ciment ?

Il est rare de voir 20 ans de prison requis contre un industriel.

Bruno : Ce qui est exceptionnel, c’est d’abord l’ampleur des dommages causés aux salariés et aux habitants de Casale.

Romana : Le procureur Guariniello a dit qu’il n’avait jamais vu « une tragédie aussi immense que celle de Casale ». Ce sont ses propres termes.

Nicola : Il a expliqué que durant toute sa carrière de juge il n’avait jamais été confronté à une catastrophe « qui a déjà causé la mort de plus de 3000 personnes et dont nous ne savons pas quand elle prendra fin ».
Il a relu tous les jugements de la cour de cassation dans lesquels étaient impliqués des industriels depuis quinze ans sans jamais trouver d’équivalent.

Le code pénal italien utilise le terme de catastrophe environnementale (disastro ambiantale). Il n’est pas certain qu’existe un exact équivalent dans le code pénal français. Pouvez-vous expliquer ce que recouvre ce terme ?

Bruno : Il désigne des faits intérieurs et extérieurs aux entreprises, qui portent atteinte – ou sont susceptibles de porter atteinte – à la vie et à la santé des populations et de polluer l’air, la terre ou l’eau.

Une catastrophe environnementale peut être juridiquement constituée avant même que les dégâts ne se manifestent, notamment lorsqu’il s’agit de produits toxiques à effet différé.

Ce terme est en fait la qualification juridique de ce que le procureur a nommé « une immense tragédie ».

Comment le procureur a-t-il motivé les peines requises ?

Bruno : Il a réclamé vingt ans de prison contre Schmidheiny et de Cartier : douze ans pour conduite dommageable (condutta dolosiva) et huit ans pour conduite dommageable permanente (condutta dolosiva permanente).

Il leur est donc reproché non seulement d’avoir commis des actes délictueux qui ont causé et continueront à causer de terribles dommages aux Casalais et à leurs familles longtemps après la fermeture de l’usine, mais encore de les avoir commis en connaissance de cause, de façon manifestement planifiée et systématique.

Nicola : L’enquête du procureur de la République a démontré qu’il ne s’agissait pas d’actes isolés, ponctuels, sporadiques, mais d’une véritable stratégie du groupe Eternit, une stratégie qui s’est prolongée sur plusieurs décennies.

Ses dirigeants ont sciemment mis en danger la vie et la santé des salariés, mais aussi celles de tous les habitants de Casale, en diffusant des matériaux amiantés dans les maisons, les écoles, les jardins d’enfants…

Ils ont sciemment mis en danger les épouses qui lavaient les bleus de travail couverts de poussières d’amiante que les ouvriers ramenaient à la maison parce qu’Eternit n’assurait pas leur lavage.

Lorsque l’usine de Casale a fermé ses portes, ils l’ont abandonnée en l’état, avec ses plaques de fibrociment et ses sacs de poudre d’amiante, sans protection ni contrôle, laissant n’importe qui y pénétrer.


Sur quels faits Guariniello s’est-il basé pour prouver qu’ils avaient conscience du danger et qu’ils n’ont rien fait ?

Nicola : Les réquisitoires du procureur et de ses adjoints ont fait la synthèse du dossier. Durant cinq audiences ils ont minutieusement démonté la stratégie d’espionnage et de désinformation organisée au plus haut niveau du groupe.

Bruno : Ils ne peuvent pas plaider l’ignorance du danger. Nous savons que les dirigeants suisses étaient informés des moindres faits et gestes des habitants de Casale qu’ils faisaient espionner par une officine spécialisée, le cabinet Bellodi (voir article ci-dessous).

Nicola : Ils savaient tous que l’amiante d’Eternit allait provoquer des asbestoses, des mésothéliomes et des cancers.

Bruno : Ils savaient que des milliers de personnes allaient mourir et ils ont dissimulé sciemment cette vérité. Les échanges entre les suisses et le cabinet Ballodi en apportent la preuve irréfutable. En les découvrant, j’ai été frappé par leur cynisme d’une froideur hallucinante : pas un mot de regret ni de compassion pour les victimes. C’est en parfaite connaissance de cause qu’ils ont organisé et perpétué l’hécatombe qui a frappé la ville de Casale. Leur froideur donne l’impression que chez eux la soif de profit et de pouvoir a étouffé tout sentiment humain.

Nicola : Ils étaient conscients des effroyables dégâts humains que causait leur activité et pourtant ils ont poursuivi leur travail systématique de désinformation.

Leur service Communication avait pour mission de minimiser les risques et d’empêcher que les informations ne filtrent dans la presse en dehors de Casale.

Ils ont préféré dépenser des sommes énormes pour dissimuler la vérité, tromper les ouvriers et les habitants de Casale plutôt que d’utiliser cet argent pour limiter l’ampleur de la catastrophe. Leur seul souci était de préserver l’image de marque d’Eternit. A n’importe quel prix…

Bruno : J’estime qu’il s’agit d’un homicide avec préméditation.
Dans la sphère privée, quand un homme en tue un autre en préméditant son acte, une peine de 20 ans de prison semble normale. Mais quand c’est un industriel qui prépare et organise la mort de 3000 personnes, la presse s’étonne de voir un procureur requérir la même peine.
Nous n’acceptons pas qu’il y ait deux poids, deux mesures…


ESPIONNAGE ET DÉSINFORMATION
Des méthodes de barbouzes au service d’une activité meurtrière

L’enquête du procureur Guariniello a révélé la face cachée d’une multinationale plus soucieuse de son image de marque que de la vie de ses salariés : depuis plus de 30 ans les dirigeants suisses se livraient à une véritable activité d’espionnage organisée par l’étude Bellodi.

Cette officine, qui se présentait comme une société de relations publiques, avait en fait pour mission surveiller les activités du syndicat et de l’association. Elle envoyait régulièrement des notes de synthèse et des analyses prévisionnelles en Suisse.

Une Casalaise, Maria-Cristina Bruno, avait accepté pour quelques deniers de faire ce dégradant travail de Judas. Cette diplômée en sciences économiques avait écrit quelques articles sur l’amiante comme journaliste en free lance. Ce fut sa carte de visite pour ce job d’indicatrice.

« Elle nous a espionnés jour après jour, année après année, assistant aux assemblées syndicales, posant des questions sur les procédures en cours, raconte Bruno Pesce. Schmidheiny payait l’étude Bellodi qui payait son indic... Ces flux financiers ont attiré l’attention du juge d’instruction qui a diligenté une perquisition-surprise. Des documents ont été saisis, le pot-aux-roses a été découvert .

Nous pensions que l’on ne trouvait ces méthodes que dans les romans. Elles étaient notre réalité quotidienne »


Quels sont les montants des indemnisations réclamées ? La vie de 3000 êtres humains a-t-elle un prix ?

Bruno : Le montant des sommes requises par le procureur est très élevé.

Des dommages et intérêts sont demandés pour chacune des 6000 personnes, victimes ou familles, qui se sont portées partie civile.

250 millions d’euros pour l’INAIL (la Sécurité sociale italienne), qui a indemnisé plusieurs milliers de victimes et d’ayants droit.

450 millions d’euros pour les institutions régionales et locales qui ont assumé l’énorme coût des travaux de dépollution.

800 000 euros pour la CGIL et 920 000 pour l’association des familles de victimes,

Pour les 6000 plaignants (victimes individuelles et familles de victimes décédées), le total peut atteindre quelques milliards d’euros.

On a parlé davantage des peines de prison que du montant des indemnisations…

Nicola : Il y a chez les habitants de Casale une répugnance à parler du montant des dommages et intérêt. Leur souhait principal est de voir les responsables de la catastrophe condamnés. Ils ont une sorte de pudeur à parler d’argent. Certains nous ont dit qu’ils n’y toucheraient pas. Ils le mettront de côté pour leurs enfants et pour aider des personnes dans le besoin.

A mon avis, c’est d’un point de vue stratégique qu’il faut aborder cette question. Dans ce procès, nous avons en face de nous deux hauts responsables des milieux financiers internationaux. Le jugement qui sera rendu aura valeur d’exemple. Ces gens-là n’ont aucun respect de la vie humaine, mais pour eux l’argent est une question essentielle. Ils sauront qu’il n’y aura pas d’amnistie. Ils devront supporter les conséquences financières de leurs actes. En leur faisant payer des sommes très importantes, nous pouvons réveiller les consciences et adresser un message aux industriels, aux gouvernements et aux peuples du monde entier : une telle catastrophe ne doit plus jamais se reproduire.

Bruno : J’espère que la peine infligée par le tribunal à l’automne sera très proche des réquisitions. J’attends une condamnation exemplaire.

C’est le premier procès contre les dirigeants d’une multinationale présente dans 60 pays du monde qui porte la responsabilité directe ou indirecte de plusieurs centaines de milliers de morts à l’échelle de la planète.

C’est le premier procès qui s’attaque à des adversaires aussi puissants, qui ont bénéficié de complicités dans les institutions et même dans le mouvement syndical où certains ont donné trop facilement la priorité à l’emploi sur la santé .

Ce procès a été suivi avec attention par beaucoup d’associations qui nous ont apporté leur soutien, comme l’Andeva en France, l’Abeva au Brésil et beaucoup d’autres amis en Suisse, en Espagne, au Mexique ou aux États-Unis. Des avocats de plusieurs pays ont plaidé à l’audience du 18 juillet.

L’impact du jugement sera planétaire. Il résonnera comme un avertissement pour le gouvernement canadien qui exporte l’amiante sans l’utiliser, un encouragement pour tous ceux qui luttent pour l’interdiction de l’amiante dans tous les pays où ce poison est encore autorisé.


Article tiré du Bulletin de l’Andeva Numéro 37 "Spécial Italie"