Le milliardaire suisse Schmidheiny a offert dix-huit millions d’euros à la commune de Casale Monferrato pour qu’elle cesse de se porter partie civile et s’engage à renoncer à toute autre poursuite judiciaire à l’avenir. « C’est à prendre ou à laisser. Décidez-vous vite ! »

Malgré les protestations des victimes indignées venues par centaines crier leur colère, le conseil municipal, réuni sous la protection de la police, a voté à trois heures et demie du matin une résolution acceptant cette proposition indécente, qui transforme les souffrances des victimes en monnaie d’échange avec Éternit, l’empoisonneur de cette ville martyre de l’amiante.

« Ce pacte avec le diable est une insulte à la mémoire de nos morts »

La proposition de Schmidheiny a soulevé une tempête de protestations chez les victimes de Casale.

Romana Blasotti Pavesi, la présidente d’honneur de l’Afeva a reçu la visite du maire. Cette femme de 83 ans, à qui l’amiante a pris un mari, une fille, une sœur, une cousine et un neveu se souvient : « Je l’ai regardé dans les yeux et je lui ai dit une seule chose : d’abord la Justice, ensuite l’argent ».

« Je te paie
et tu renonces »

« Accepter cette offre serait tracer une croix sur vingt ans de lutte, qui ont fait de cette ville un exemple pour le monde entier », a dit Bruno Pesce, le président de l’Afeva

« C’est une monnaie d’échange : je te paie, et tu renonces à représenter ta ville et ses victimes en Justice. Accepter, c’est devenir complice », a dit l’ancien maire, Riccardo Coppo, qui avait été le premier à interdire l’amiante sur sa commune, cinq ans que ne soit adoptée la loi italienne.

« Tout l’or du monde
ne suffirait pas »

Son ancien adjoint, Gianni Crisafulli a témoigné : « mon père, comme beaucoup Casalais est mort d’un mésothéliome. J’entends encore les mots qu’il répétait dans ses derniers mois de vie : « tout l’or du monde ne suffirait pas à payer de telles souffrances ». Aujourd’hui, elles résonnent comme une prophétie ».

Transformer la souffrance
en opportunité économique ?

L’Afeva et les syndicats (Cgil, Cisl, l’Uil) ont averti : Pour la commune de Casale Monferrato, ville symbole de la lutte mondiale contre l’amiante, ville martyre avec déjà 1800 victimes parmi les ouvriers et les riverains, se retirer du procès serait accepter de transformer la souffrance en opportunité économique alors que le massacre continue ».

Le clergé local s’est déclaré « proche de ceux qui souffrent » et a demandé au maire d’avoir « le courage et la lucidité » de prendre une position conforme aux attentes des victimes.

La protestation a été internationale : sur le bureau du maire et à l’Afeva sont arrivés des mails d’associations de victimes de plusieurs pays.
Fernanda Giannasi, militante anti-amiante brésilienne, qui est venue à Casale et a reçu les victimes italiennes au Brésil, a jugé cette proposition « immorale et indécente » : « Je ne veux pas croire que le maire et les politiques de Casale Monferrato veuillent rester dans l’Histoire comme ceux qui auront trahi la mémoire des victimes pour 30 deniers ».

L’Andeva a dénoncé « un sordide chantage financier présenté comme un acte de philanthropie. La commune de Casale se déshonorerait si elle acceptait pour de l’argent de se désolidariser de 20 années de combat judiciaire ».

Après une période de mutisme et de tractations occultes le maire annonce enfin la couleur : « Rejeter l’offre sans l’évaluer serait un acte injustifié et irresponsable ». Il est pressé de signer pour avoir l’argent….

Le conseil municipal se tient le 16 décembre au soir. Les victimes et les familles se massent par centaines devant l’hôtel de ville. Elles passent sous le porche, envahissent l’escalier d’honneur, rentrent dans la salle de réunion, où leur présence dérange. C’est une marée de drapeaux italiens avec ces deux mots devenus l’emblème de la lutte : « Eternit, Justice ! ». Le maire argumente : « Une administration a le devoir de prendre des décisions difficiles au nom de l’intérêt général ».

Vergogna !

Les larmes des victimes se transforment en explosion de rage. Un cri enfle : « Vergogna ! » (Honte à vous !). Les élus se font insulter : « Traîtres ! », « Vendus ! ». Les poumons ravagés par l’amiante, des anciens d’Eternit leur jettent avec mépris de la petite monnaie... La séance est suspendue. La présidente crie aux carabiniers de faire évacuer la salle. On frôle l’affrontement.

« La décision a été prise en conscience. C’est un choix responsable pour l’avenir de la ville », explique le maire. A l’entrée de la salle, le visage fermé, Romana Blasotti Pavesi intervient. Personne n’ose l’interrompre : « Nos morts méritent davantage de respect ». Applaudissements prolongés...

Après six heures de discussion et quatre interruptions de séance, le vote est acquis par 19 voix contre 11. Mandat est donné au maire de signer l’accord. Il est trois heures et demie du matin.

Les conseillers municipaux sortent de la salle, tête basse, sous les sarcasmes des victimes qui leur font une haie du déshonneur.

Le coup est dur. Mais la lutte continuera. Sans eux.

Leur turpitude n’empêchera pas le tribunal de Turin de rendre son verdict le 13 février, ni ceux qui mènent ce combat depuis 30 ans d’être au rendez-vous de l’Histoire avec les victimes d’autres pays qui viendront leur apporter ce jour-là un message fraternel d’estime et de solidarité.

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Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°38 (janvier 2012)