PREMIER JOUR CHEZ ETERNIT

« Qu’est-ce que tu viens faire ici ? »

«  Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Mourir, toi aussi ? A ton âge ! » aboya le vieil ouvrier à la face du nouveau venu. Même si le ton se voulait débonnaire, l’accueil ne fut pas très cordial. « Pondrano Nicola », ainsi s’était présenté le solide gaillard venu de Vercelli en braquant un regard perçant devant lui. « Marengo », avait répondu sèchement le vieux après l’avoir détaillé de la tête aux pieds. Sur le moment, le jeune homme ne saisit pas le véritable sens de ce rugueux échange, car trop occupé à observer ce qui l’entourait. L’antre dans lequel il se trouvait, à savoir l’atelier de broyage, avait un aspect spectral, sombre et désolé avec son stock de matières premières entassées et le vieux Marengo, qui, assis sur une pile de sacs d’amiante, mâchait prosaïquement son sandwich. Même si ce premier jour méritait d’être célébré à ses yeux, Pondrano fut impressionné par ce spectacle. C’était le 11 novembre 1974 et Nicola avait trouvé un bon travail. Dans la région, être embauché à Eternit était en effet considéré comme une aubaine. »


 

UN ATELIER DISCIPLINAIRE

On expédiait les rebelles au « Kremlin »

« Il y avait dans l’usine un atelier disciplinaire, surnommé par tous – chefs et salariés – le Kremlin. Il se situait presque au niveau du canal qui longeait l’usine et était occupé par des machines servant à la finition des tuyaux : les résidus de matière s’y amoncelaient jusqu’à hauteur d’homme, tandis que le plafond descendait très bas. La majorité de ceux qui ont travaillé là sont morts avant leurs soixante ans. C’est au Kremlin que le bureau du personnel expédiait les activistes syndicaux et autres rebelles de tous poils, en particulier les affiliés à la CGIL, dès qu’ils commençaient à faire des vagues. »


 

L’ ANNONCE DE LA MALADIE

« Grand-Mère, nous avons quelque chose à te dire... »

«  Grand-Mère, assieds-toi, on a quelque chose à te dire » commença Michele. Comme une automate, Romana s’exécuta en silence. Grimaçant un sourire, sa fille prit alors la parole en la regardant dans les yeux . « Maman, j’ai un mésothéliome », lui dit-elle, sans même essayer d’enrober son propos. Quant à celle qui avait déjà enterré quatre intimes par la faute de cette maladie, elle resta en apparence impassible, comme si elle venait d’entendre une banalité. « Ah, nous voilà bien ! » fut tout ce qu’elle réussit à dire. Maria Rosa tenta alors de fléchir le désespoir muet de sa mère en se montrant optimiste : « Nous irons en Amérique. Là, peut-être, ils m’opéreront. On y arrivera, tu verras… » Les deux hommes, Ottavio et Michele, s’efforcèrent à leur tour de
réduire l’impact de la nouvelle, de peur que Romana, désormais âgée de soixante-quinze ans, n’encaisse pas ce nouveau choc. Mais, pendant toute la durée de cette invraisemblable réunion familiale, celle-ci ne cilla pratiquement pas. Ce n’est que lorsque son fils et son neveu se dirigèrent vers l’entrée qu’elle s’abandonna à une étreinte interminable et intense avec Maria Rosa. « Je serai là, ne t’en fais pas ! », murmura-t-elle en lui tapotant le dos
. »


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°40 (septembre 2012)