Face à des règles de prescription absurdes et inéquitables qui privaient une famille du droit élémentaire d’ester en justice, l’épouse et les deux fils d’un ouvrier d’Alstom décédé d’un mésothéliome ont saisi la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg. Elle leur a donné gain de cause. David Husmann qui a plaidé le dossier rend hommage à leur courage et nous livre une analyse de cet important arrêt.

Pourquoi cette famille a-t-elle engagé une action judiciaire ?

David Husmann : Monsieur Hans Moor avait travaillé chez Alstom ABV entre 1950 et 1970 au contact de turbines à vapeur isolées à l’amiante. En mai 2004, il a appris qu’il était atteint d’un mésothéliome pleural dont il est décédé en 2005.
L’employeur n’avait rien fait pour l’informer ni pour le protéger. L’organisme de protection sociale (la Suva) qui aurait dû faire des contrôles et recommander au moins le port des protections respiratoires, n’avait fait aucune préconisation.
Monsieur Moor connaissait la gravité de sa maladie. Il avait engagé de son vivant une action judiciaire contre Alstom pour réclamer des dommages et intérêts. Après son décès, son épouse et ses deux fils ont continué la procédure contre l’employeur et contre la Suva.

Pourquoi les tribunaux suisses ont-ils refusé de les indemniser ?

Ils ont rejeté leur demande en considérant qu’elle était frappée de prescription. Pour eux, le délai de prescription de dix ans commence à courir dès la fin de l’exposition à l’amiante. Pour un mésothéliome, dont le temps de latence est de plusieurs décennies, cela signifie qu’au moment du diagnostic, le dossier est déjà prescrit depuis 15 ou 20 ans !

C’est un invraisemblable déni de justice  !

Nous avons dit dès 2004 qu’il s’agissait d’une violation de l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme : Il n’est pas possible qu’un dommage soit prescrit avant même qu’il existe. C’est absurde !
L’affaire a d’abord été jugée en première puis en seconde instance. Après la décision du tribunal fédéral confirmant le rejet, nous sommes allés devant la cour de Justice européenne de Strasbourg. Elle a condamné la Suisse à indemniser le dommage moral de la famille et les dépens.

Quelle est la portée de cet arrêt aujourd’hui en Suisse ?

Elle est considérable. Il intervient en effet au moment précis où s’ouvre un débat parlementaire sur le changement du délai de prescription par voie législative.
Ce changement se heurte à une très forte opposition des organismes assurantiels. Les partis de droite multiplient les pressions. Dans ce contexte cet arrêt est une grande victoire, un pas en avant vers la Justice pour toutes les victimes de l’amiante en Suisse. La portée de décision va au-delà des victimes de l’amiante : Elle peut aussi concerner des personnes souffrant de pathologies dues à d’autres produits cancérogènes et même des victimes d’erreurs médicales.
Le communiqué officiel précise que cet arrêt «  non définitif » est susceptible d’un recours devant la grande chambre de la Cour.
La décision a été prise à une large majorité (six voix contre une). Il n’est pas certain que la Suisse et la Suva s’engagent dans cette voie, mais on ne peut l’exclure.

 


Extrait du communiqué de la Cour européenne

« La Cour a jugé que les victimes de maladies qui, comme celles causées par l’amiante, ne peuvent être diagnostiquées que de longues années après les faits, sont lésées par les règles des délais de péremption et de prescription.
Les prétentions des victimes de l’amiante sont en effet toutes prescrites selon le droit en vigueur.

La Cour estime que dans les cas où il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, cette circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de prescription ou de péremption. »

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Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°45 (avril 2014)